Grandeur et misère de la recherche arménienne

Il fut un temps où la science arménienne se posait en fleuron de la recherche soviétique. Mais, dix-sept ans après la chute de l'URSS, qu'en reste-t-il ? Les aides internationales ont échoué à maintenir le niveau d'une recherche qui espère encore des jours meilleurs. Reportage en Arménie.

Par Viviane Thivent, le 12/11/2008

Inauguration à l'arménienne

Au pied d'une statue recouverte d'un drap blanc, une foule compacte dodeline. En son sein, des physiciens venus du monde entier. Invités en Arménie pour assister à une Conférence internationale sur les étoiles compactes, les voilà en rase campagne, témoins d'un cérémonial qui les dépasse un peu. Au bout de quelques minutes, enfin, un homme s'avance, prononce quelques mots puis tire l'étole immaculée, dévoilant le visage à jamais gravé dans la pierre de Victor Ambartsumian, un astrophysicien arménien qui, en 1946, a fondé ce haut lieu historique : l'Observatoire astronomique de Byurakan et ses coupoles disséminées sur les pentes du Mont Aragats, en Arménie.

Quelques discours plus tard, les chercheurs croient en avoir fini avec le protocole. Mais non. Les voilà embarqués pour une visite au pied levé de l'ancienne demeure d'Ambartsumian, une petite maison située au pied des télescopes et transformée en musée après la mort du scientifique, le 12 août 1996. À l'intérieur, des photos de famille ou des cadeaux officiels rappellent la dimension internationale du personnage.

Le père de la recherche arménienne

Victor Ambartsumian (1908-1996)

« Le père de la recherche arménienne », c'est ainsi qu'en Arménie on présente Victor Ambartsumian. À raison, sans doute, puisqu'au temps de l'URSS, le scientifique use de son influence au sein de l'Académie des sciences soviétique – dont il est membre depuis 1939 – pour développer la recherche fondamentale dans son pays d'origine. Il est appuyé dans sa démarche par les frères Alikhanian, Artem et Abraham de leur prénom, tous deux physiciens nucléaires. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Victor Ambartsumian franchit un cap supplémentaire en quittant la Russie pour s'installer en Arménie. 

Les travaux de Victor Ambartsumian

Sous son impulsion, le petit État se métamorphose en un pôle de recherche incontournable. Pour la physique et l'astronomie, il devient même le plus important de l'URSS, après la Russie et l'Ukraine. En 1946, on construit l'Observatoire du Byurakan et en 1967, l'accélérateur de particules AROULS. Dans les dernières années de l'ère soviétique, la recherche arménienne est si cotée qu'elle joue un rôle prépondérant dans le développement des technologies militaires. C'est ici, par exemple, que sont pensés et fabriqués presque tous les instruments équipant les satellites et les stations spatiales soviétiques.

Arouls, Daisy et Nina...

Dans les années 1960, on construit un peu partout dans le monde des accélérateurs de particules. Des machines très onéreuses et très... capricieuses. « L'usage voulait donc, à l'époque, que l'on baptise ces engins avec des acronymes qui correspondaient aussi à des prénoms de femme, explique David Sedrakian de l'université d'Erevan, soit NINA en Russie, DAISY en Allemagne, AROULS en Arménie. »

Le déclin d'un géant

Sur les pentes du Mont Aragats, une coupole de l'observatoire de Byurakan.

Une fois sortis de la maison d'Ambartsumian, les chercheurs de la conférence se dirigent vers le bus censé les ramener à Erevan. Mais c'est sans compter sur les organisateurs de l'inauguration. À peine le temps de faire dix mètres qu'ils sont conviés à un banquet donné dans le parc de l'Observatoire. Impossible de se dérober, il s'agit maintenant de se plier à la ronde des toasts portés en l'honneur – selon l'état d'avancement de la soirée – d'Ambartsumian, des femmes, du passé glorieux de la recherche arménienne ou de son avenir prometteur. Prometteur, un mot qui, en l'état, sonne mal. L'âge moyen des chercheurs arméniens présents avoisine les 60-70 ans.

Et pour cause : avec la chute de l'URSS en 1991, c'est le système entier qui s'effondre. 30 000 scientifiques arméniens sont démis de leurs fonctions en cinq ans. « Entre 1991 et 1993, le nombre de physiciens est passé de plus de 700 à moins de 300 », explique David Sedrakian, un grand physicien de l'université d'Erevan, connu pour des travaux communs avec Ambartsumian. Les financements sont gelés et, pour les scientifiques encore en poste, le salaire moyen n'est plus que de 8 dollars par mois. « C'était une période très difficile, se souvient le physicien. La première année, il n'y avait même plus d'électricité, plus de chauffage. On a eu froid et faim. » Une situation dramatique, observée dans toute l'ex-URSS, mais aggravée en Arménie par le début de la guerre avec l'Azerbaijan en 1992.

La fuite des cerveaux

L'ouverture de l'un des télescopes de l'observatoire de Byurakan.

En conséquence, les chercheurs arméniens se mettent en quête de solutions, non seulement pour continuer à travailler, mais aussi pour survivre. « A partir de 1993, dès la fin de la guerre avec l'Azerbaijan en fait, nous avons commencé à recevoir des demandes de financements de la part de chercheurs arméniens, explique Walter Kaffenberger, directeur associé du programme « Science pour la paix » de l'OTAN. Depuis, nous avons donné 175 subventions et financé nombre d'événements scientifiques comme des workshops ou des meetings. » Une aide d'appoint incapable de maintenir en état une communauté à bout de souffle et, en même temps, très courtisée par des pays soucieux de développer certains pans de leurs recherches.

David Sedrakian, l'un des collègues de Victor Ambartsumian.

Pour tenter de limiter les transferts technologiques indésirables (bombe, satellite), dès 1995, des fondations internationales - américaines (CRDF) ou russes (ISTC) - se mettent à proposer aux chercheurs hier impliqués dans des programmes militaires une reconversion vers des sujets plus académiques. Avec quel succès ? « Impossible à dire. Le fait est que nous ignorons tout du nombre ou du devenir de ces chercheurs », admet Walter Kaffenberger.

Actualité oblige, il est impossible de ne pas évoquer avec le pays voisin et allié de l'Arménie. « Beaucoup d'entre nous ont reçu des propositions de l'Iran mais nous les avons décliné puisque nous sommes là ! » dit David Sedrakian. Une affirmation nuancée par un théoricien, Aram Saharian : « En 2000, j'ai accepté leur offre. Je suis allé à Téhéran donner des cours car je n'arrivais même plus à nourrir mes enfants. Mais bon, moi, je n'ai jamais travaillé sur la bombe, je suis un simple théoricien. » Il ajoute que l'université de Téhéran lui a semblé très normale, qu'il n'a pas rencontré d'Arméniens travaillant sur des thématiques militaires là-bas, mais que de toute façon s'il y en avait, il n'aurait pas pu les rencontrer.

Des jeunes, des vieux et, au milieu, le désert

David et Armen Sedrakian : deux générations de chercheurs, l'une en Arménie, l'autre à l'étranger.

Repus, les chercheurs étrangers se remettent à nouveau en quête de leur bus. Mais ils sont dérangés par plusieurs groupes d'étudiants arméniens. Ceux-ci gravitent autour d'eux comme des électrons autour d'un noyau, sans jamais lâcher prise. David Sedrakian suit la scène de loin : « ils cherchent à nouer des contacts pour poursuivre leur carrière à l'étranger. » « Quoi de plus normal ? » fait remarquer Armen, le fils de David Sedrakian. Lui aussi est un physicien réputé. Mais comme la quasi totalité des chercheurs arméniens de son âge, Armen Sedrakian travaille à l'étranger, en Allemagne pour son cas, à l'Institut de physique théorique de l'université Goethe, à Francfort.

L'escalier, inachevé, d'Erevan rappelle l'état de la recherche arménienne...

Car, à l'image de l'escalier monumental d'Erevan dont la construction fut suspendue en 1991, le système de recherche arménien est amputé de sa partie médiane, autrement dit des chercheurs actifs âgés de 30-40 ans. « Ici, il ne reste plus que les étudiants et des chercheurs âgés, pas toujours au fait des dernières découvertes. Ceci empêche une bonne transmission des savoirs, déplore Armen Sedrakian. Le niveau des enseignements et des recherches s'en ressent. ». Conscient du problème, Armen Sedrakian fait partie des quelques chercheurs ayant décidé récemment de donner, coûte que coûte, des cours à l'université d'Erevan, quitte à faire des allers-retours incessants entre l'Allemagne et l'Arménie.

Une chute encore et toujours

Car le fait est là : aujourd'hui, rien n'est fait pour faciliter le retour des chercheurs expatriés. Les salaires sont peu attractifs, entre 120 à 300 euros par mois, ce qui est très moyen en Arménie. Les financements des travaux de recherche sont donnés au compte-goutte par le gouvernement. Même les thématiques affichées comme prioritaires, par exemple les nanotechnologies, n'ont pas les moyens de s'imposer sur le plan international.

Le portrait d'Ambartsumian à l'entrée de l'opéra d'Erevan

Concernant la physique, seules les activités théoriques, peu onéreuses, existent encore. Remis en marche en 1995, l'accélérateur AROULS n'aura fait que deux mesures avant de clore définitivement ses portes. Et pour ne rien arranger, depuis l'année dernière, l'OTAN a changé ses priorités. Plus question de financer une recherche de haute qualité dans des pays de l'ex-URSS. L'idée, désormais, est plutôt de financer les travaux portant sur la sécurité ou la lutte contre le terrorisme. « Que voulez-vous ? Les temps changent... » ironise Armen Sedrakian.

Une situation de disette qui tranche avec le déballage de festivités organisées pour le 100ème anniversaire de la naissance de VIctor Ambartsumian. Car non content de lui avoir déjà érigé une statue, dédié un musée, un banquet, voilà que le lendemain, le gouvernement réquisitionne l'opéra d'Erevan, et une fois de plus les chercheurs de la Conférence, pour une soirée hommage. Au programme, trois heures de discours, de films retraçant la vie, l'œuvre du scientifique, et même une chorégraphie, le tout en présence du président de la République. Si l'URSS a disparu, certaines de ses pratiques phares, comme le culte de la personnalité, sont encore bien vivaces. Reste qu'en sortant de l'opéra, en lorgnant le portrait géant d'Ambartsumian qui trône sur la façade, on se dit que le scientifique aurait peut-être préféré un autre hommage, celui consistant par exemple à poursuivre son rêve, celui d'une Arménie transformée en terre de sciences.

Viviane Thivent le 12/11/2008