Politique spatiale : comment l'Europe résiste-t-elle à la concurrence ?

Chute du nombre de satellites commerciaux à lancer chaque année, baisse des budgets, montée en puissance de la concurrence américaine, mission ratée pour Ariane 5 « 10 tonnes »… Pour répondre à cette situation de crise, les ministres européens chargés de l’espace ont pris d’importantes décisions. Tour d'horizon des forces en présence...

Par Paul de Brem, le 27/08/2003

1,6 milliard d’euros...

À quels problèmes l’industrie spatiale européenne est-elle confrontée ?

En tout, 1,6 milliard d’euros ont été débloqués, notamment pour financer le retour en vol de l’Ariane 5 « 10 tonnes ». L’organisation de la production des lanceurs Ariane sera grandement simplifiée avec un responsable industriel unique, la société EADS, et le renforcement de l’Agence spatiale européenne (ESA) comme « architecte en chef ». Enfin, l’industrie russe va participer à la conception d’un futur lanceur destiné à remplacer Ariane 5 aux alentours de 2020, en échange de quoi un pas de tir sera construit à Kourou d’où la fusée Soyouz pourra être lancée.

Il n'en fallait pas moins pour remettre sur pied une Europe qui doit, en outre, faire face à la concurrence des nouveaux lanceurs « lourds » américains Atlas-5 et Delta-4. Ainsi qu’à la montée en puissance de la Chine qui pourrait devenir un redoutable compétiteur dans les années futures. Dans cette course au marché des lanceurs de satellites, les compétiteurs sont l'Europe, les Etats-Unis, l’Inde, la Russie, le Japon et la Chine.

Budgets spatiaux de l'année 2001 (derniers chiffres connus)

Europe : le vieux continent dans la crise

Ariane est-elle sortie de l’ornière grâce aux décisions prises par l’ESA ?

L'Europe souffre d'un mal majeur. Avec sa fusée Ariane 5, elle s'est outillée pour répondre aux besoins de lancements des satellites commerciaux – de télécommunications principalement. Mais le marché s'est effondré à la suite de l'explosion de la bulle Internet et la révolution des communications à haut débit via l'espace n'a pas eu lieu. Et puis, contrairement aux Etats-Unis, les pays d'Europe n'ont pas une politique de production de satellites volontariste, dans le domaine de la défense notamment, où ceux-ci se comptent sur les doigts de la main. Cela n'est pas fait pour aider un lanceur dont la nouvelle version « 10 tonnes » a connu un échec retentissant le 11 décembre 2002.

Dans cette conjoncture, la France éprouve quelques difficultés. Son agence nationale, le Centre national d'études spatiales (CNES) compte un trou d'air financier qui l'oblige à réviser le nombre de ses missions à la baisse. Une société comme EADS (chiffre d'affaires 2001 : 31 milliards de dollars), numéro deux mondial dans le spatial, née de la fusion de sociétés française, allemande et espagnole, subit des pertes.

L'industrie spatiale européenne ne souffre-t-elle pas d'un manque de commandes de satellites provenant des Etats ?

Des succès à ne pas oublier

Restent quelques succès de l'Agence spatiale européenne comme Ariane 4 et ses 74 vols sans échec, ou comme les satellites Meteosat. Et des missions ambitieuses, comme Rosetta qui devrait décoller à destination d'une comète pour y poser une sonde ou MarsExpress qui a décollé en juin 2003 à destination de la planète rouge pour y chercher des traces de vie… Des projets de taille sont également menés comme le laboratoire Columbus qui équipera l'ISS ou le système de localisation par satellite Galileo qui complètera le GPS.

Etats-Unis : l'aigle américain sans rival

La fusée Delta IV de Boeing

Leader incontesté, les Etats-Unis, qui restent le seul pays à avoir déposé des hommes sur la Lune à partir de 1969, dominent de la tête et des épaules tous les secteurs du spatial.

Sans qu'on s'en rende toujours compte, c'est le domaine de la défense qui tire les autres (scientifique, technique et commercial). Les lanceurs les plus importants, de la famille Atlas ou Titan par exemple, ont tous été financés par les militaires pour leurs propres besoins. Le budget du Département de la défense consacré à l'espace, dont profitent largement les industriels, est d'ailleurs supérieur à celui de la Nasa.

Les deux sociétés géantes que sont Boeing (chiffre d'affaires global de 58 milliards de dollars en 2001) et Lockheed-Martin (24 milliards) commercialisent des lanceurs russe et ukrainien, appelés Proton et Zenit, réputés pour leur fiabilité et très bon marché, parvenant ainsi à mieux concurrencer Ariane 5.

Serge Plattard, Directeur des relations internationales au CNES...


Les géants américains du spatial ont-ils pour ambition
de collaborer avec les sociétés européennes
ou de les éliminer ?

Quelles sont les conséquences de l'accident de la navette Columbia sur la construction de la Station spatiale internationale ?

En matière scientifique, la NASA, qui compte des réussites spectaculaires comme le télescope Hubble et pilote actuellement 30 missions spatiales en simultané, est plus que jamais active. Son budget consacré aux sciences de l'espace atteint 4 milliards de dollars (Mds$), chiffre à comparer au budget global de l'Agence spatiale européenne : 2,8 Mds.

Mais il manque actuellement aux Etats-Unis un projet porteur, capable de soulever un enthousiasme populaire que la Station spatiale internationale et la navette n'ont jamais vraiment réussi à faire “décoller“, et encore moins depuis que Columbia a explosé le 1er février dernier avec sept astronautes à bord.

Inde : une puissance en devenir

Le PSLV

Le programme spatial indien possède une caractéristique : il est très tourné vers les applications et s'intéresse peu à la recherche scientifique en orbite.

Les satellites construits en Inde concernent ainsi les télécommunications, l'observation de la Terre (avec six satellites IRS), la cartographie, la météorologie. La plupart ont été envoyés dans l'espace au moyen de lanceurs que les Indiens ont développé eux-mêmes afin de ne pas dépendre d'une puissance spatiale étrangère.

Le lanceur GSLV (Geostationary Satellite Launch Vehicle) peut emporter 2 tonnes à destination de l'orbite éostationnaire.

Le PSLV (Polar Satellite Launch Vehicle), quant à lui, lance une tonne en orbite basse. Véritable puissance spatiale avec son budget de 450 millions de dollars, l'Inde fera peut-être parler d'elle ces prochaines années, si elle parvient à mettre au point une version lourde de son GSLV, lequel pourrait concurrencer Ariane.

Russie: le pionnier n'est plus que l'ombre de lui-même

Le lanceur russo-ukrainien Zenit...

Naguère brillante dans le ciel, l'étoile de la Russie s'est beaucoup ternie ces dernières années. Le premier pays à avoir envoyé un homme dans l'espace, Youri Gagarine en 1961, ou à avoir disposé d'une station habitée de façon permanente – feu la station orbitale Mir – n'a plus de budget spatial.

Son activité dans le domaine des satellites est ainsi tombée à un niveau proche de zéro. Ce qui lui reste d'activités dans le domaine spatial est presque entièrement financé par la commercialisation de son savoir-faire, notamment en matière de lancement. Ses lanceurs, robustes grâce à leur conception très simple et d'une fiabilité record (Semiorka a été tiré plus de 1600 fois), sont en plus très bon marché.

La coopération entre Russes et Européens s'intensifie actuellement. Pour donner un successeur à Ariane ?

Grâce à ses moyens d'accès à l'espace, la Russie a su se rendre indispensable pour l'exploitation de la Station spatiale internationale. Son vaisseau Soyouz, quoique de conception ancienne, reste utilisé, et ses vaisseaux automatiques Progress permettent le ravitaillement de la Station de façon économique.

Pour améliorer ses finances, il est arrivé à la Russie de vendre des places sur sa station Mir ou la Station spatiale internationale à des cosmonautes étrangers, français notamment, et même à de riches amateurs en mal de sensations fortes pour la somme de 20 millions de dollars.

Japon : à la force du poignet…

Depuis plusieurs années, le Japon réalise un effort de grande ampleur pour se hisser dans la cour des grands en matière spatiale. Son budget national est du même ordre de grandeur que celui de l'Agence européenne ESA.

Le laboratoire japonais sur l'ISS, JEM, aussi appelé Kibo.

Grâce, notamment, à sa fusée H-IIA capable d'envoyer une charge de 5 tonnes en orbite de transfert géostationnaire, le pays du Soleil-Levant a atteint l'autonomie en matière de lancement de satellites. Ceux-ci remplissent des missions d'observation de la Terre (comme le récent Adeos II ou le futur Alos), de transmission des télécommunications, voire de défense avec IGS (Information Gathering System) qui comprend quatre satellites de surveillance optique et radar… En moyenne, un satellite scientifique conçu et construit au Japon est également lancé chaque année.

Ambitieux, le programme spatial national est cependant grevé par sa participation importante dans la Station spatiale internationale (12% du budget total). L'ISS portera ainsi un laboratoire entièrement japonais (le JEM, Japanese Experimental Module, aussi appelé Kibo), d'une taille moitié plus grande que celui que l'Europe y installera.

Chine : un géant aux grandes ambitions

En lançant un homme dans l'espace avec ses propres moyens, sans doute en octobre 2003, la Chine deviendra la troisième puissance spatiale dans le domaine des vols habités. Et prouvera sa volonté farouche de parler d'égal à égal avec les grands du domaine que sont les Etats-Unis et la Russie.

Le module Shenzhou

Après le lancement d'un “taïkonaute“ (nom donné à leurs astronautes) à bord de Shenzhou 5, la Chine enverra en orbite un laboratoire spatial auquel pourront s'amarrer deux vaisseaux habités.

Si le lanceur Longue Marche n'a pas encore percé sur le marché commercial de satellites, malgré son prix 20% inférieur à celui d'une Ariane, c'est en partie à cause de certains échecs qu'il a subis. Ainsi qu'à la loi américaine Cox qui restreint l'exportation de certains composants de satellites vers la Chine.

Considérant que la maîtrise du spatial est l'attribut des grandes nations, la Chine investit dans ce domaine avec force, sous l'autorité de ses militaires. Ayant déjà construit et envoyé des satellites d'observation, de météorologie, de positionnement, ils ne manquent pas non plus d'ambitions, ayant proposé à l'Europe de participer à son projet de constellation de localisation Galileo.

Paul de Brem le 27/08/2003