Principe de précaution : l'industrie chimique attendue au tournant

A l'heure où le parlement européen examine le programme REACH (chargé d'améliorer la sécurité de la gestion des produits chimiques), la Charte de l'environnement, avec son principe de précaution, vient d'être intégrée à la Constitution française. Coup dur pour les industriels de la chimie ?

Par Philippe Dorison, le 04/06/2004

Mobilisation pour et contre REACH

L'objectif principal du programme REACH (enRegistrement, Evaluation et Autorisation des produits CHimiques) est d'acquérir des informations fiables sur la toxicité des substances chimiques pour imposer des précautions vis à vis des plus dangereuses, notamment leur substituer des composés moins toxiques lorsqu'ils sont disponibles.

La plupart des ONG actives dans le secteur de l'environnement voient d'un bon œil ce projet européen, même si elles en pointent les limites. Ainsi le principe de substitution pourrait être détourné par un utilisateur sous réserve qu'il démontre une “maîtrise valable“ du produit dont il compte faire usage.

Bernard Meunier, chimiste, membre de l'Académie des sciences.

Les industriels de la chimie sont majoritairement opposés à cette nouvelle réglementation, qu'ils voient comme une entrave à leur liberté, leur inventivité et leur productivité. Si certains reconnaissent que le principe de substitution pourrait inciter à explorer de nouveaux axes de recherche, la plupart s'inquiètent des conséquences économiques des tests qu'ils auront à mener pour prouver la non-dangerosité de leurs produits.

Une étude menée par le cabinet MERCER Management Consulting à la demande de l'UIC (Union des Industries Chimiques) prévoit ainsi un impact de 28 milliards d'euros sur dix ans pour les entreprises françaises, soit 1,6% du PIB (Produit Intérieur Brut). Selon la même étude, ce coût pourrait s'accompagner de la perte de 360 000 emplois au moins. Le risque de délocalisations vers d'autres régions du monde moins pointilleuses sur la sécurité est aussi pointé.

Dominique Belpomme, expert cancérologue auprès de la Commission européenne

Les estimations de la Commission européenne sont beaucoup plus modestes et font état de surcoûts directs de l'ordre de 4 milliards de dollars en onze ans. Cette évaluation prévoit que dans le même temps seraient évités de 2200 à 4300 cancers professionnels, ce qui en termes purement comptables représenterait une économie de 20 à 60 milliards de dollars sur 30 ans. L'administration et les industriels américains ont fait connaître leur opposition à ce projet qu'ils considèrent comme une violation des lois du commerce international. Environ 30% des matières chimiques produites aux États-Unis sont exportées vers l'Europe, pour un montant qui avoisinait 20 milliards de dollars en 2001.

En revanche, de nombreux scientifiques se sont prononcés en faveur du programme REACH, voire de son renforcement. C'est ainsi que le 7 mai 2004, à l'occasion du colloque international “Cancer, environnement et société“, a été lancé “l'appel de Paris sur les dangers sanitaires de la pollution chimique“.

REACH et quelques autres directives sur les produits chimiques

Le programme européen REACH (enRegistrement, Evaluation et Autorisation des produits CHimiques) s'inscrit dans une lignée de mesures qui visent à améliorer la sécurité de la gestion des produits chimiques. On peut ainsi citer la convention de Stockholm, qui après avoir été ratifiée par plus de 150 pays est entrée en vigueur le 17 mai 2004. Elle s'applique aux POP (polluants organiques persistants) et interdit notamment une douzaine de produits dont neuf pesticides.

Quant à la convention de Rotterdam, applicable depuis le 24 février 2004, elle porte dans un premier temps sur 27 produits et pesticides dangereux. Pour ces composés, une procédure de “consentement en connaissance de cause“ (PIC) permet aux pays de s'opposer à leur importation s’ils n'estiment pas pouvoir les gérer sans danger.

L'adoption de la Charte de l’environnement

Bernard Meunier, chimiste, membre de l'Académie des sciences.

L’environnement vient d’entrer dans la Constitution française. Lundi 28 février 2005, les députés et sénateurs réunis en congrès à Versailles ont en effet approuvé la Charte de l’environnement par 554 voix contre 23 et 111 abstentions. Le droit à un environnement sain est désormais affirmé au même titre que les droits de l’homme et les dix articles de cette charte deviennent donc des principes constitutionnels.

Dans ce texte, c'est l'article 5, concernant le principe de précaution, qui suscite les débats les plus animés. Le MEDEF y est opposé et les Académies nationales des sciences et de médecine ont elles-mêmes émis des avis réticents sur ce principe en mars 2004. On pourrait voir une contradiction entre ces prises de position et la signature de l'appel de Paris en mai 2004 par certains membres de ces mêmes Académies. Mais les paradoxes ne sont pas rares dans ce dossier.

Le texte de la Charte de l’Environnement

“Le peuple français,
Considérant,
Que les ressources et les équilibres naturels ont conditionné l’émergence de l’humanité ;
Que l’avenir et l’existence même de l’humanité sont indissociables de son milieu naturel ;
Que l’environnement est le patrimoine commun des êtres humains ;
Que l’homme exerce une influence croissante sur les conditions de la vie et sur sa propre évolution ;
Que la diversité biologique, l’épanouissement de la personne et le progrès des sociétés humaines sont affectés par certains modes de consommation ou de production et par l’exploitation excessive des ressources naturelles ;
Que la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation ;
Qu’afin d’assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins ;
Proclame :
Art. 1er. - Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé.
Art. 2. - Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement.
Art. 3. - Toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir les atteintes qu’elle est susceptible de porter à l’environnement ou, à défaut, en limiter les conséquences.
Art. 4. - Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi.
Art. 5. - Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en oeuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.
Art. 6. - Les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. A cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social.
Art. 7. - Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement.
Art. 8. - L’éducation et la formation à l’environnement doivent contribuer à l’exercice des droits et devoirs définis par la présente Charte.
Art. 9. - La recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement.
Art. 10. - La présente Charte inspire l’action européenne et internationale de la France. »

Dominique Belpomme, expert cancérologue auprès de la Commission européenne

Ainsi, le président Chirac s'est personnellement engagé dans la défense de la Charte de l'environnement et du principe de précaution qu'elle contient. Mais dans le même temps, il est l’un des principaux artisans du gel, peut-être provisoire, du programme REACH.

En effet, en septembre 2003, il avait cosigné avec Tony Blair et Gerard Schröder un courrier adressé à Romano Prodi, alors président de la Commission européenne, insistant sur les effets négatifs que pourrait avoir REACH sur la compétitivité industrielle de l'Europe.

Les dates clefs de la Charte

  • 5 juin 2002 : lancement des travaux de préparation par Roselyne Bachelot, ministre de l’Écologie et du Développement durable
  • 26 juin 2002 : installation de la commission présidée par Yves Coppens chargée de préparer le texte.
  • 8 avril 2003 : remise par la commission Coppens de ses conclusions et d’une proposition de texte pour la Charte de l’environnement.
  • 25 juin 2003 : adoption en Conseil des ministres de la charte et feu vert pour l’intégrer à la Constitution.
  • 1er juin 2004 : adoption en 1ère lecture à l’Assemblée nationale et transmission au Sénat
  • 24 juin 2004 : adoption par le Sénat
  • 28 février 2005 : adoption définitive par les parlementaires réunis en congrès avec 554 voix pour, 23 contre et 111 abstentions.

La chimie, un secteur stratégique

Les produits chimiques, sous une forme ou sous une autre, sont aujourd'hui utilisés dans presque tous les secteurs des activités humaines, c'est dire à quel point l'industrie chimique occupe une position centrale dans l'économie mondiale.

Bernard Meunier, chimiste, membre de l'Académie des sciences.

Elle employait en 1998 plus de 10 millions de personnes à travers le monde et comptait pour 9% du commerce international, avec un chiffre d'affaire représentant plus du double du marché des télécommunications, par exemple. C'est de plus un secteur qui continue de connaître une expansion soutenue (son chiffre d'affaires mondial a presque décuplé entre 1970 et 1998).

La production annuelle mondiale de substances chimiques a été multipliée par 400 entre 1930 et aujourd'hui. On évalue à plus de 150 000 le nombre de molécules produites par l'industrie, dont seulement quelques milliers ont été testées pour déterminer leur degré de toxicité.

Dominique Belpomme, expert cancérologue auprès de la Commission européenne

Un rapport de l'OCDE, publié en 2001, se fixait pour but de faire le point sur les tendances futures de l'industrie chimique en matière d'impact sur l'environnement. Ses conclusions recommandent une approche de partenariat entre l'industrie, les gouvernements et les citoyens. Le rapport insiste aussi sur une attention accrue à porter aux pays non membres de l'OCDE et dont la part dans la production de produits chimiques devrait connaître une forte expansion.

Il met aussi l'accent sur des programmes dits de “responsible care“ (pratiques responsables), rejoignant en ce sens les théories des industriels de la chimie qui souhaitent évoluer vers une auto régulation de leurs activités.

Les signaux d’alarme

Au cours des dernières décennies, de nombreux experts en santé publique ont remarqué une augmentation d'un certain nombre de pathologies, telles que stérilité, allergies, malformations congénitales et cancers. Aucune explication satisfaisante n'a été trouvée à ces phénomènes, qui concernent principalement les pays industrialisés, si ce n'est l'augmentation de substances chimiques dans l'environnement.

Parmi les produits incriminés, un grand nombre sont persistants (ils ne se dégradent pas dans l'environnement) et bioaccumulatifs (ils se concentrent au long de leur parcours dans la chaîne alimentaire puis dans le corps humain).

Ce sont ces substances a priori toxiques qui ont été recherchées dans le sang de 47 Européens (dont 39 membres du Parlement européen) lors d'une étude menée au printemps 2004 à l'initiative du WWF (World Wildlife Fund). Les résultats, qui devront être confirmés par d’autres études à plus grande échelle, ont montré des concentrations importantes de multiples substances dangereuses, dont certaines sont interdites depuis déjà un certain nombre d'années.

Prises de sang au Parlement européen ...

Les volontaires examinés :

47 personnes originaires de 17 pays d'Europe, dont 39 membres du Parlement européen, quatre observateurs issus des pays accédant à l'Union Européenne, un ex-parlementaire et trois membres du personnel de WWF.

Les substances recherchées :

101 produits chimiques dont :

  • 12 pesticides, parmi lesquels le DDT et le lindane
  • 23 retardateurs de flamme
  • 8 phtalates Si certains de ces produits sont interdits, d'autres sont présents dans des produits couramment commercialisés comme des vêtements, tissus d'ameublement, plastiques, jouets pour enfants.

Tous sont considérés comme toxiques.

Les substances trouvées :

76 ont été détectées, dont 13 étaient présentes chez toutes les personnes testées. En moyenne, 41 produits étaient présents dans le sang de chaque individu, avec un maximum à 54.

Les concentrations mesurées sont souvent très élevées. Ainsi, un des retardateurs de flamme (suspecté d'être neurotoxique), a été retrouvé en proportions dix fois plus importantes que chez des personnes exposées à ce produit dans le cadre de leur travail.

Dans le même temps, il a été prouvé que l'on assiste sur la planète à une “mondialisation“ des polluants chimiques, qui circulent jusque dans des régions où ils ne sont ni produits ni consommés. Ainsi, des pesticides ont été retrouvés chez les Inuits, qui n'en utilisent pas.

Pourtant, bien qu'ils soient mesurables et signalés par de nombreux scientifiques, les signaux d'alerte qui établissent un lien entre pollution chimique et santé humaine parviennent difficilement à être entendus. Ils reposent sur des sciences, l'épidémiologie et la toxicologie, peu financées, et qui ne regroupent qu'un petit nombre d'experts, particulièrement en France.

D'autre part, le niveau réel de toxicité des substances chimiques pour l'organisme est très difficile à évaluer, car il faut tenir compte de mécanismes d'accumulation qui se déroulent tout au long de la vie de chaque individu.
Dans le cas du cancer, notamment, il semble à peu près impossible de déterminer des doses “saines“ de certaines substances, en raison de la très longue durée d'évolution de la maladie avant qu'elle ne devienne décelable.

Le plan national santé environnement publié le 21 juin 2004

Le PNSE (plan national santé environnement) en version intégrale et son résumé sont accessibles sur le site du ministère de la santé.

Ce plan s'articule autour de trois objectifs principaux :

  • Garantir un air et une eau de bonne qualité.
  • Prévenir les pathologies d’origine environnementale et notamment les cancers.
  • Mieux informer le public et protéger les populations sensibles (enfants et femmes enceintes).

Il comprend 45 actions dont 12 sont définies comme prioritaires :

Action 1 : Réduire de 50 % l'incidence de la légionellose à l’horizon 2008.

Action 4 : Réduire les émissions de particules diesel par les sources mobiles (de 30% à l’horizon 2010).

Action 7 : Réduire les émissions aériennes de substances toxiques d’origine industrielle.

Action 10 : Améliorer la qualité de l’eau potable en préservant les captages des pollutions ponctuelles et diffuses (création de périmètres de protection sur 80% des 36 000 points de captage d’eau potable d’ici 2008, contre 37% aujourd’hui).

Action 14 : Mieux connaître les déterminants de la qualité de l’air intérieur et renforcer la réglementation.

Action 15 : Mettre en place un étiquetage des caractéristiques sanitaires et environnementales des matériaux de construction (concernant 50% des matériaux à l’horizon 2010).

Action 20 : Renforcer les capacités d’évaluation des risques sanitaires liés aux substances chimiques.

Action 23 : Réduire les expositions professionnelles aux agents cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR), notamment celles concernant les poussières de bois, le benzène, le plomb et les fibres céramiques réfractaires, en renforçant et en modernisant les moyens de contrôle et les services de santé et sécurité au travail.

Action 25 : Améliorer la prévention du saturnisme infantile, le dépistage et la prise en charge des enfants intoxiqués (diminution de 50% du saturnisme infantile à l’horizon 2008).

Action 26 : Réaliser une étude épidémiologique enfants en lien avec l’étude américaine (National Children Study). Elle concernerait de 10 000 à 20 000 enfants, suivis de la conception à l’âge adulte et débuterait en 2008.

Action 33 : Actions de soutien à la recherche sur des thèmes stratégiques.

Action 44 : Faciliter l’accès à l’information en santé-environnement et favoriser le débat public.

L’exemple du cancer

Malgré les moyens investis dans la lutte contre le cancer (l'un des trois grands chantiers du quinquennat du président Chirac), les spécialistes dressent un bilan mitigé des résultats obtenus. Dans nos sociétés occidentales, le cancer continue de progresser et cette aggravation ne parvient pas à s'expliquer par les deux grandes causes les plus fréquemment pointées que sont le tabac et l'alcool.

Deux livres parus en 2004

Ainsi, au cours de l'année 2000 en France, on a vu apparaître 108.000 cas de cancer de plus qu'au cours de l'année 1980. Une bonne partie de ce chiffre peut s'expliquer par différents facteurs tels que l'augmentation de la population, une plus longue espérance de vie et un meilleur dépistage. Mais malgré toutes les corrections statistiques, restent environ 36.000 cancers supplémentaires par an que les experts n'arrivent pas à expliquer avec certitude.

Pour le Pr. Belpomme, l'augmentation continue des cas de cancers suit l'industrialisation de la société et il ne fait pas de doute que la pollution physico-chimique de l'environnement en est une cause majeure. À titre d'exemple, des cas de cancer ont même été détectés chez les poissons, ce qui est un phénomène nouveau.

Chez les humains, la fréquence des cancers augmente à la fois aux âges élevés, ce qui peut s'expliquer par une plus longue exposition aux facteurs de risque, mais aussi chez les enfants : de 30 à 50% de cancers supplémentaires en vingt ans dans certains pays industrialisés. Dans ce cas, la transmission de polluants à travers l'organisme de la mère et l'augmentation de la dissémination de produits chimiques pendant ces deux décennies seraient des causes plausibles de cette aggravation.

Principe de précaution ou instinct de conservation ?

Pour certains experts comme le professeur Belpomme, c'est tout simplement la survie de l'espèce humaine qui est en jeu dans ce combat contre la pollution chimique. Ce point de vue est à rapprocher de celui d'autres scientifiques et personnalités de la société civile qui en viennent à considérer que la pollution de l'environnement devrait être considérée comme un crime contre l'humanité.

En réponse à ces menaces, une solution proposée est la création d'une nouvelle discipline scientifique qui pourrait se nommer l'écologie sanitaire, chargée d'explorer finement les liens entre la qualité de l'environnement et la santé publique. Au niveau politique, une telle démarche supposerait des interconnections entre plusieurs ministères concernés, tels que la santé, l'environnement et l'industrie.
Reste maintenant à voir si les avertissements des scientifiques seront entendus ou si leurs prévisions pessimistes seront confirmées. Rien ne semble acquis dans ce domaine car si, comme le disait Jacques Chirac à Johannesburg : “Notre maison brûle“ , il semblerait que tout le monde ne regarde pas dans la même direction.

Réactualisation: Lise barnéoud

Philippe Dorison le 04/06/2004