Démarche scientifique : la course de l'éléphant

Faire courir 34 éléphants sur une plateforme en plein cœur de la Thaïlande, tel est le défi qu'a tenté de relever une équipe belge, spécialisée dans l'étude de la motricité. Pas si simple !

Par Paloma Bertrand, le 19/02/2010

Une démarche de spécialistes

Expérience menée à l'université de Louvain

Norman Heglund, de l'université de Louvain en Belgique, est un spécialiste de l'étude de la locomotion. L'équipe qu'il dirige dispose de locaux et de matériels capables d'enregistrer et d'analyser chaque détail d'un mouvement et de mesurer l'énergie dépensée. Enfants et adultes, marcheurs lestés de dizaines de kilos, coureurs et gymnastes se sont prêtés depuis des années à nombre d'expériences, à Louvain comme ailleurs.

En 2006, changement d'horizon. Norman Heglund choisit d'abandonner un temps le genre humain, pour s'intéresser cette fois à la démarche du plus gros quadrupède vivant sur la planète : l'éléphant. Et de répondre à une question qui fait toujours débat chez les spécialistes : doit-on dire d'un éléphant lancé à pleine vitesse qu'il marche ou qu'il court ?

À première vue, même à vive allure, un éléphant marche : ses quatre pattes ne décollent jamais du sol en même temps et son style fonceur est dépourvu des sautillements si caractéristiques des espèces que l'on dit courir. Mais peu de temps auparavant, des chercheurs anglais de la Royal Veterinary College sont arrivés à une conclusion qui, elle, ne saute pas aux yeux : l'éléphant marcherait avec ses pattes avant et trotterait avec ses pattes arrière. Affaire de spécialistes ? Eh bien, Norman Heglund en est un et il souhaite en avoir le cœur net.

Un brin d’histoire belge dans la campagne thaïlandaise

Le campement

L'équipe belge décide alors de partir avec armes et bagages (300 kilos de matériels) en Thaïlande, au centre de protection des éléphants de Lampang et d'installer en pleine nature un laboratoire de campagne. Sur un chemin de terre, les chercheurs édifient une plateforme de 8 mètres de long et de 2 mètres de large, pourvue de capteurs capables de mesurer les forces exercées par chacune des pattes de l'éléphant lors de son déplacement. 34 éléphants, pesant entre 870 kg pour les éléphanteaux et 4 tonnes pour les adultes, chevauchés par leurs «  mahouts (1) », sont sélectionnés pour se prêter à l'expérience. Sur le papier, l'exercice semble simple : après une course d'élan, chaque éléphant devra arriver lancé sur la plateforme. Des caméras filmeront leurs traversées et les capteurs ultrasensibles qui équipent la plateforme mesureront les forces déployées au sol à chacune de leurs enjambées.

  1. Un mahout ou cornac (dérivé du mot indien cornaca) est à la fois le maître, le guide et le soigneur de l'éléphant.

Un éléphant, ça court pas énormément !

Par une belle journée de décembre 2006, les « mahouts » et leurs animaux se présentent au campement. Mais rien ne se déroule comme prévu. C'est d'abord la plateforme qui effraie les éléphants : refus d'obstacle sur refus d'obstacle, aucun n'accepte de s'y engager. Les chercheurs dégottent on ne sait où un magnifique rouleau de moquette vert gazon pour dissimuler l'équipement. Rien n'y fait. Quand soudainement, un chien qui furetait alentour déclenche la charge d'un éléphant. Les chercheurs tiennent là leur solution : l'éléphant ayant été effrayé par les mouvements du chien, les chercheurs ne pourraient-ils pas, eux aussi, effrayer suffisamment les éléphants pour qu'ils prennent la fuite, si possible en direction de la plateforme ? C'est risqué mais les chercheurs n'ont pas d'autre alternative : ils arrivent au terme de l'expérience et doivent repartir le lendemain pour la Belgique. Il n'est plus temps de tergiverser.

Une partie de l'équipe va ainsi s'employer, en frappant des mains et en poussant de grand cris, à terroriser les pachydermes. La manœuvre réussit : les éléphants en fuite se décident effectivement à franchir la plateforme – des « hourras » scandent chaque traversée – mais leur allure reste malgré tout modérée : 16 km/h, 17 km/h, le record final s'établissant à 17,9 km/h. Norman Heglund se console néanmoins en constatant que la plateforme qu'il a conçue fonctionne parfaitement : « Sa sensibilité est exceptionnelle et elle sera utile pour étudier toutes sortes de déplacements, des plus lourds aux plus légers. »

Résultat des courses

Les chercheurs ne rentrent pourtant pas bredouille de leur expédition et publient quatre ans plus tard, ce mois de février 2010, un compte rendu dans The Journal of Experimental Biology. Premier constat : quelle que soit son allure, l'éléphant conserve toujours des pattes en contact avec le sol. Deux pattes lors d'un déplacement rapide, trois quand il ralentit. Par ailleurs, son mode de déplacement est particulièrement économique : pas de sautillement, un déplacement très horizontal avec une fréquence de pas élevée. Pour se déplacer, l'éléphant dépense ainsi trois fois moins d'énergie qu'un humain et trente fois moins qu'une souris.

Et lorsqu'il prend de la vitesse, le pachyderme ne marche ni ne court mais fait un peu les deux : il trotte de ses pattes avant et marche de ses pattes arrière. Une conclusion à l'exacte opposée de celle à laquelle était arrivée les chercheurs anglais auparavant. Comme quoi, un éléphant, ça trompe énormément !

Paloma Bertrand le 19/02/2010