Fabrique de neurones et patients schizophrènes

En transformant des cellules de peau de patients schizophrènes en neurones, une équipe de l'université de La Jolla en Californie, ouvre une nouvelle voie d'investigation sur la schizophrénie et les maladies psychiatriques en général.

Par Paloma Bertrand, le 16/05/2011

Identifier la (ou les) cause(s) d'un trouble de la personnalité (schizophrénie, troubles bipolaires, etc.) n'est plus l'apanage de la seule psychanalyse. Depuis quelques années, des équipes de biologistes et de généticiens investissent le champ de la maladie mentale pour comprendre l'origine biologique de ces pathologies et les voies métaboliques qu'elles empruntent. Car le patrimoine génétique d'un individu et l'environnement dans lequel il évolue joueraient un rôle décisif dans le déclenchement de ces maladies psychiatriques. Mais la tâche n'est pas aisée : le paysage de ces maladies mentales est vaste, chaque patient est presque unique dans l'expression de sa maladie et le principal organe incriminé – le cerveau – reste un territoire difficile d'accès. Sur ce point, l'expérience conduite par une équipe américaine et publiée le 14 avril dans la revue Nature, est une première : la technique mise en œuvre a permis de fabriquer des neurones à partir d'échantillons de peau prélevés chez quatre patients schizophrènes. Ils ont ainsi pu observer le fonctionnement de ces cellules nerveuses et tester l'efficacité de différents traitements actuellement prescrits dans cette maladie.

Des neurones actifs et disponibles

Des cellules souches aux neurones...

Pour comprendre les mécanismes biologiques à l'œuvre dans la schizophrénie et l'origine de cette maladie, les chercheurs disposent déjà d'une palette assez large d'outils : l'imagerie médicale pour observer le cerveau en fonctionnement, les études post mortem réalisées sur le cerveau de patients décédés, la génétique pour scruter des parties du génome qui pourraient être impliquées dans la maladie, et un certain nombre d'analyses biologiques pour tester notamment l'activité de certaines enzymes. La technique inaugurée par l'équipe américaine de l'université de La Jolla en Californie rajoute à cet arsenal, l'emploi de cellules souches. Ou plus exactement de cellules pluripotentes. Une technique qui permet à partir de presque n'importe quelle cellule d'un patient de la transformer en une autre cellule de l'organisme. En l'occurrence ici, de transformer des cellules de peau en neurones qui ressemblent comme des frères à ceux présents dans le cerveau des patients. « Même si, comme le souligne Stéphane Jamain de l'unité "psychiatrie génétique" du groupe hospitalier Chenevier-Mondor, un neurone fabriqué dans une boîte de Petri ne fonctionnera jamais comme un neurone dans le cerveau. » La technique présente néanmoins de nombreux avantages. Elle met à disposition des chercheurs une matière première rarissime : des neurones vivants, actifs, qui peuvent être observés, manipulés, testés, sans traumatisme pour le patient.

La recette de fabrication de ces neurones

Au début de la gestation, les cellules du fœtus sont indifférenciées, c'est-à-dire qu'elles peuvent se transformer en n'importe quelles cellules du corps humain. Ces cellules sont appelées cellules souches embryonnaires. Puis l'inhibition et l'expression de certains gènes vont amener ces cellules à se spécialiser, à devenir des neurones, des cellules de muscles, d'os, etc. Elles perdent alors leur capacité à se différencier en divers types de cellules.

Fin 2007, deux équipes de chercheurs, l'une japonaise, l'autre américaine, parviennent pour la première fois à reprogrammer des cellules adultes humaines en cellules souches, aux propriétés similaires à celles des cellules souches embryonnaires. Ces cellules portent le nom barbare de « cellules pluripotentes induites ». La recette est désormais connue et se pratique dans de nombreux laboratoires : la première étape consiste à récupérer des cellules adultes – de la peau le plus souvent – et à insérer dans la solution un certain nombre de gènes (entre 2 et 3 selon les techniques utilisées) qui vont agir sur ces cellules pour les faire revenir à l'état de cellules souches. Afin que ces gènes puissent pénétrer à l'intérieur des cellules, ils sont insérés dans un virus rendu inoffensif mais toujours actif. Les gènes vont alors s'intégrer dans le génome des cellules et celles-ci vont redevenir indifférenciées. Pour reprogrammer ces cellules en neurones ou en autres cellules du corps humain, on ajoute à la solution dans laquelle baignent les cellules pluripotentes, certains éléments qui composent le milieu cellulaire de l'organe souhaité – en l'occurrence, le cerveau – et les cellules vont se transformer et former, en quelques semaines, des neurones matures.

Vers des traitements individualisés ?

L'équipe américaine a d'abord étudié la connectivité de ces neurones. Ce qui lui a permis de confirmer ce que des études précédentes avaient laissé supposer chez les patients schizophrènes, les neurones font moins de contact les uns avec les autres. L'équipe est arrivée au même constat. Puis les chercheurs ont testé, sur les cultures de neurones, différents médicaments (antipsychotiques) aujourd'hui prescrits dans la schizophrénie. Ils ont alors pu constater que l'un d'entre eux, la loxapine, améliorait la connectivité des neurones. Enfin, en scrutant l'ADN de ces neurones, les chercheurs ont identifié 596 gènes dont l'expression diffère entre les patients schizophrènes et les personnes non malades.

De l'ensemble de ces résultats, Stéphane Jamain en retient surtout un, celui des traitements : « En imaginant que cette technique des cellules souches se démocratise, c'est-à-dire qu'elle devienne plus simple à mettre en œuvre et beaucoup moins coûteuse, elle permettrait de développer une médecine "sur mesure", en testant pour chaque patient le traitement le plus efficace... Quant aux autres résultats de l'étude, ils sont intéressants mais pas surprenants : le problème de connectivité entre les neurones avait déjà été pointé comme pouvant jouer un rôle dans la schizophrénie et 25% des gènes qu'ils ont identifiés étaient déjà suspectés. Surtout, ces résultats ne portent que sur quatre patients, un échantillon bien trop réduit pour pouvoir être généralisé à tous les malades. D'autant que l'on regroupe sous le nom de schizophrénie, un ensemble de psychoses qui présentent certes des symptômes communs (repli sur soi, idées délirantes, délires paranoïaques…) mais dont l'origine ou la manifestation biologique peuvent être différentes. »

Quels facteurs de risque ?

Stéphane Jamain : « Des facteurs environnementaux difficiles à démontrer. »

Il existe pourtant un consensus pour avancer que la schizophrénie – qui survient le plus souvent chez des sujets âgés de 15 à 35 ans – trouve son origine dans des facteurs à la fois génétiques et environnementaux qui compteraient respectivement pour 60% et 40% dans le déclenchement de la maladie. Pour expliquer sa fréquence (1% de la population mondiale souffre de schizophrénie), une hypothèse appelée « Common Variant for Common Disease » suggère que les gènes favorisant l'apparition de la schizophrénie seraient présents chez un grand nombre d'individus. Et c'est l'interaction avec certains facteurs environnementaux comme la vie en milieu urbain, la consommation de cannabis ou encore une infection virale chez la mère lors de la grossesse, qui augmenterait le risque de déclencher la maladie.

Difficile donc d'y voir clair sur cette maladie plurifactorielle. La tâche est d'autant plus ardue pour les chercheurs que les méthodes d'investigation sont délicates. « La schizophrénie et les maladies psychiatriques en général ont des symptômes très spécifiquement humains, elles sont donc difficiles à reproduire sur des modèles animaux », témoigne Stéphane Jamain. « Pour retrouver les symptômes de la schizophrénie chez la souris, on utilise, par exemple, la cocaïne qui induit certains comportements proches de ceux de la schizophrénie. Quant aux études post mortem, les cerveaux auxquels nous avons accès appartiennent généralement à des personnes qui ont été malades et traitées pendant plus de vingt ans, qui ont fumé énormément (80% des schizophrènes sont fumeurs). Leur cerveau en a forcément été affecté et lorsqu'on y voit des altérations, comment savoir si l'on est à la source de la maladie ou face à une de ses conséquences. » Dans ce contexte, le recours aux cellules souches est une alternative prometteuse.

Paloma Bertrand le 16/05/2011