Les trous noirs à l'origine des galaxies

En scrutant un objet singulier, un trou noir nommé « quasar nu », perché à 5 milliards d'années-lumière de notre galaxie, une équipe d'astrophysiciens dirigée par David Elbaz (CEA) invente un scénario original expliquant la naissance des étoiles et des galaxies. Éclairant !

Par Paloma Bertrand, le 23/12/2009

Entre enthousiasme et prudence

En publiant son article, le 30 novembre 2009, dans Astronomy and Astrophysics, David Elbaz sait être à contre-courant des hypothèses communément admises sur les relations qu'entretiennent trous noirs et galaxies et devine que son article ne fera pas l'unanimité.

Même lui ne s'emballe pas : « Il faut maintenant attendre deux ou trois ans et la mise en fonctionnement du radiotélescope Alma au Chili pour en savoir plus. Dans le même temps, nous devons aussi découvrir si le phénomène que nous avons observé est rare ou s'il est au contraire très répandu dans l'Univers ». Mais son regard pétille : le raisonnement qu'il a échafaudé, lui et son équipe*, apporte des réponses séduisantes à des énigmes qui tiennent en haleine la communauté des astrophysiciens.

Pourquoi toutes les grandes galaxies ont-elles en leur centre un trou noir supermassif ? Qui, du trou noir ou de la galaxie, est apparu en premier ? Pourquoi la masse de ces trous noirs est-elle toujours équivalente à 1/700e de la masse des étoiles de la galaxie ? Pourquoi, depuis 8 milliards d'années, les galaxies forment-elles peu voire plus d'étoiles ?

* D. Elbaz, E. Pantin, laboratoire d'astrophysique des interactions multi-échelles (CEA/DSM-CNRS-université Paris Diderot-Paris 7) ; K. Jahnke, Max-Planck-Institut für Astronomie, Allemagne ; D. Le Borgne, Institut d'astrophysique de Paris (CNRS, Université Pierre et Marie Curie) ; G. Letawe, Institut astrophysique et géophysique, université de Liège, Belgique.

La grande famille des trous noirs

Un quasar (vue d'artiste)

Dans les années 60, les astrophysiciens identifient des objets immensément lumineux situés à des milliards d'années-lumière de notre galaxie. Des corps célestes au rayonnement proche de celui des étoiles que l'on va nommer « quasi-star » ou « quasar ». Particulièrement nombreux dans l'Univers lointain, ces quasars brillent autant que toutes les étoiles d'une galaxie réunies, alors que leur taille est 100 000 fois plus petite. Des monstres aussi compacts et énergétiques ne peuvent appartenir qu'à une seule famille : celle des trous noirs.

Problème, les trous noirs ne sont pas censés faire de la lumière, bien au contraire, leur attraction est telle que même la lumière ne peut s'en échapper. D'où la lumière des quasars peut-elle venir ?

« De la matière que le trou noir engloutit », répondent les astrophysiciens. Aspirée par le trou noir, entraînée dans un tourbillon gigantesque telle l'eau dans le siphon d'une baignoire, cette matière gazeuse s'échauffe et produit ainsi la lumière de cette presqu'étoile. Un mouvement de rotation frénétique qui a une autre conséquence : en s'entrechoquant, les molécules de gaz se brisent et perdent leurs électrons. En tournant, ces particules chargées génèrent un courant électrique et un champ magnétique qui, aux deux pôles du trou noir, vont propulser des jets de matière et de lumière dans l'espace.

Beaucoup de trous noirs supermassifs connaîtraient une phase quasar dans leur cycle de vie. Des décennies d'observations conduisent à un autre constat : les quasars, comme les trous noirs supermassifs, logent au centre de grandes galaxies.

L’énigme du quasar nu... et de sa voisine

En 2005, une équipe dirigée par Pierre Magain, de l'université de Liège, détecte à un peu moins de 5 milliards d'années-lumière, un quasar isolé, qu'aucun amas d'étoiles ne semble entourer. La galaxie la plus proche est à 22 000 années-lumière. Quasar volant, galaxie hôte invisible… les hypothèses pleuvent sans qu'aucune ne s'impose. Cet objet unique, HE0450-1958, devient célèbre sous le nom du « quasar nu ».

David Elbaz, qui s'intéresse aux relations que peuvent entretenir trous noirs et galaxies, voit sa curiosité aiguisée par cet objet singulier. En association avec l'équipe de Liège puis avec sa propre équipe, il scrute attentivement le quasar nu et découvre alors que la plus proche voisine du quasar, la galaxie distante de quelque 22 000 années-lumière est, elle aussi, très singulière. Alors que les galaxies, depuis 8 milliards d'années, ne fabriquent presque plus d'étoiles, celle-ci forme des étoiles à un rythme effréné : 350 masses solaires par an. À titre de comparaison, la Voie lactée, notre galaxie qui n'est pas encore « éteinte », n'en produit que cinq chaque année. Puis il calcule l'âge moyen de ces étoiles : des « jeunesses » de 200 millions d'années alors que l'âge moyen des étoiles se chiffre généralement en milliards d'années. La galaxie voisine du quasar est donc une galaxie en train de naître, un événement rare dans notre Univers proche.

Un couple en formation

Et David Elbaz de songer que la présence en une même région de l'espace de deux objets singuliers ne saurait être fortuite. Deux éléments le confirment.

Les observations réalisées avec le Very Large Telescope au Chili et avec le télescope Hubble indiquent qu'il existe un pont de matière entre le quasar nu et la galaxie naissante, qu'un des deux jets du quasar « tape » au cœur de la galaxie voisine en y déversant ses particules de très haute énergie.

Les calculs ensuite révèlent que les objets seront à terme intimement liés, leur vitesse de déplacement laissant deviner qu'ils vont fusionner, que le quasar nu se logera au centre de la galaxie, s'habillant de ses milliards d'étoiles.

Le quasar nu serait un allumeur de galaxie

La question de savoir qui vient en premier de l'œuf ou de la poule, de la galaxie ou de son trou noir central, est l'un des sujets les plus débattus en astrophysique. Et voilà qu'avec ce nouveau couple céleste, le quasar nu et sa galaxie, David Elbaz et son équipe pensent disposer d'un élément de réponse.

Contrairement aux idées reçues – les quasars sont suspectés, en raison de la puissance de leurs jets, d'éjecter en dehors des galaxies les poussières et les gaz nécessaires à la formation d'étoiles – le quasar serait à l'origine de la flambée d'étoiles de la galaxie voisine.

Dans un premier temps, le quasar en propulsant ses jets de matière dans l'espace créerait des nuages de gaz. Puis, en frappant ces nuages, le jet produirait l'onde de choc nécessaire à l'effondrement de ces gaz, une phase indispensable à la formation d'étoiles.

Après quelques centaines de millions d’années, le couple quasar/galaxie s’assagira

Avec le temps, le quasar finira d'engloutir la matière environnante, s'éteindra, et la galaxie cessera de fabriquer des étoiles en grande quantité. On arrivera alors à l'équilibre constaté dans presque toutes les galaxies de notre Univers proche : un trou noir supermassif au centre d'une grande galaxie, dont la masse est 700 fois inférieure à celle de la galaxie (plus précisément du bulbe stellaire de la galaxie). Les masses de nos deux compères s'approchent déjà de ces valeurs.

Le quasar, premier corps céleste de l’Univers ?

Reste désormais à découvrir si cette configuration d'un quasar nu bombardant une galaxie en formation est un épisode rare ou si, au contraire, il se manifeste en nombre dans l'Univers. Depuis la rédaction de son article, David Elbaz a tourné son regard vers d'autres régions de l'espace et semble penser que le phénomène n'est pas rare. Il imagine même que les quasars pourraient être les premiers corps célestes apparus peu après le Big Bang, et que leurs jets auraient donné naissance aux premières étoiles de l'Univers. La thèse est audacieuse.

« De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace », disait Danton, deux années avant d'être décapité. L'audace, David Elbaz n'en manque pas. Il saura, lui, dans deux ans, si les premières observations du radiotélescope Alma confirment en partie sa théorie.

Paloma Bertrand le 23/12/2009