Recherche française : tous les voyants sont-ils au rouge ?

Budgets, effectifs, brevets, publications... Comment, dans un contexte polémique, rendre compte objectivement de l'état de santé de la recherche française ? Analyse d'indicateurs complexes et esquisse des grandes tendances avec Laurence Esterle, directrice de l'OST.

Par François Lassagne et Alain Labouze, le 22/01/2004

De l'interprétation des chiffres…

Le secteur des sciences et des technologies souffrirait, en France, de nombreuses faiblesses. Jusque-là, tout le monde est à peu près d'accord. Diminution de la part des brevets français déposés en Europe, désaffection des jeunes pour les filières scientifiques universitaires, départs à la retraite massifs des chercheurs dans le public, faiblesse du financement de la recherche par les entreprises : certains indicateurs font consensus, même s'il faut les regarder de plus près pour nuancer leur interprétation.

Un autre indicateur témoin de la vitalité de la recherche française, positif celui-là, rassemble également acteurs du secteur et décideurs politiques. Il s'agit de la bonne tenue des publications scientifiques françaises dans les grandes revues internationales. Indicateur de performance particulièrement important puisqu'à lui seul il témoigne que la recherche fondamentale française est mondialement reconnue : elle produit des connaissances et des résultats.

Mais ce constat réconfortant ne saurait masquer les divergences constatées entre, d'une part un mouvement important de chercheurs critiques sur les orientations actuelles de la politique de recherche (cf texte de la pétition “Sauvons la recherche“), et d'autre part le gouvernement (cf “lettre aux chercheurs“ de Claudie Haigneré, ancienne ministre déléguée à la Recherche et aux Nouvelles Technologies).

Avec des désaccords qui ont porté notamment sur la part consentie par l'Etat dans l'effort de recherche et développement par rapport au produit intérieur brut (PIB) - ce que l'on résume souvent par le “budget de la recherche“ - et, autre pomme de discorde, sur la politique de recrutement dans les organismes de recherche publics - postes permanents ou attribution de postes à durée déterminée.

Au-delà du débat politique, qui devrait se poursuivre au moins jusqu'aux “assises nationales de la recherche“ prévues avant fin octobre, nous avons fait le choix de revenir sur les principaux indicateurs de la recherche française. Avec Laurence Esterle, directrice de l'Observatoire des Sciences et des Techniques (OST), que nous avions rencontrée après la publication des derniers “Chiffres clés de la Science et de la Technologie“ (édition 2003), et une mise en garde préalable : les chiffres, et les tendances qu'ils peuvent refléter, ne sauraient rendre compte à eux-seuls d'un paysage scientifique national complexe. Gare donc de ne pas leur faire dire... ce qu'ils ne disent pas.

Qu'est-ce que l'OST ?

L'Observatoire des Sciences et des Techniques (OST) est un Groupement d'Intérêt Public (GIP) créé pour une durée de six ans par arrêté du 28 mars 1990, renouvelé le 28 mai 1996 pour six ans. Il a été renouvelé pour 12 ans à dater du 13 avril 2002.

Il est constitué d'un Conseil d'administration de 13 membres, présidé par M. Jean-Jacques Duby et d'un Comité scientifique et de prospective, présidé par M. Emmanuel Jolivet.

Laurence Esterle, sa directrice, Ghislaine Filliatreau, sa directrice adjointe et l'équipe de l'OST composée d'une quinzaine de personnes, mènent à bien les missions, projets et études qui lui sont confiés, notamment par ses membres, et qui constituent chaque année le programme de travail de l'OST.

En février 2002, l'OST a publié son rapport Science & Technologie - Indicateurs Edition 2002 (éditions Economica, Paris). Les publications de l'OST comprennent aussi des ouvrages, des études, une lettre d'information ainsi que des articles qui sont publiés dans des revues scientifiques, professionnelles ou grand public.

L'OST produit des indicateurs qui permettent aux acteurs de la science et de la technologie au sens large de débattre de la politique de recherche et d'élaborer leur stratégie. Ses travaux sont destinés aux responsables des institutions publiques et privées de recherche, et plus généralement à ceux qui s'intéressent à la recherche, à la technologie et à l'innovation, aux échelles nationales, régionales, locales, européennes et internationales.

Les travaux de l'OST contribuent à apporter un éclairage sur les politiques de la recherche. Ils concernent tous ceux, chercheurs ou non, qui s'intéressent à l'avenir des sciences et des techniques.

Les dépenses de recherche

Répartition des dépenses de la RD des pays de l'Union européenne (1999)

La recherche scientifique se concentre dans une triade formée par les Etats-Unis (39,4% de la dépense mondiale de recherche et développement - R&D -), l’Union Européenne (26,2%) et le Japon (15%)*.

Cette distribution ne doit pas en masquer une autre, bien différente, qui relie l’effort de recherche aux économies des trois pays de tête. Pendant que la R&D représente respectivement 2,9 et 2,7 % du Produit Intérieur Brut du Japon et des Etats-Unis, l’Union européenne suit à 1,9 % seulement. Avec 2,2 %, la France se place donc au-dessus de la moyenne européenne, derrière la Suède (3,8 %), la Finlande (3,2 %) et l’Allemagne (2,4 %).

Avez-vous observé des évolutions marquantes dans l’édition 2003 ...

Selon les pays, les sources de financement varient considérablement. En France, les entreprises participent à hauteur de 54 %, contre 65 % en Allemagne ou 48,5 % au Royaume-Uni, par exemple. Les financements extérieurs (investissements réalisés par des firmes multinationales notamment), qui comptent pour 7 % seulement en France, pèsent en revanche 17,1 % au Royaume-Uni. Aux Etats-Unis, les entreprises fournissent le gros de l’effort, avec 66,8 %, contre 33,2 % pour les pouvoirs publics*.

Mais si les dépenses de recherche en France se situent au-dessus de la moyenne européenne, il n'en demeure pas moins qu'elles sont en baisse constante depuis dix ans. Après une forte croissance dans les années 1980, l’effort de recherche a retrouvé en 2000 son niveau de 1980. Dans le même temps, la part de l’Etat a reculé, la dépense nationale de recherche tombant de 53 % en 1990 à 46 % aujourd’hui.

* Chiffres OCDE 1999

« La recherche française » : une mosaïque plutôt qu’un ensemble homogène

Recherche et développement se répartissent entre le secteur public (45 % des effectifs, 45,9 % du budget, en 1999) et le secteur privé (55 % des effectifs, 54,1 % du budget, en 1999). Le premier, qui mobilisait un budget de 13,1 milliards d’euros en 1998*, rassemble les laboratoires des universités, des grandes écoles, des organismes de recherche ou des fondations. Les organismes de recherche peuvent être des EPST (Etablissement Public à Caractère Scientifique et Technologique : CNRS, INRA, INSERM, IRD…) ou des EPIC (Etablissement Public à Caractère Industriel et Commercial : CEA, CNES, IFREMER…). Parmi les fondations, l’Institut Pasteur ou l’Institut Curie tiennent le haut du pavé.

L’Etat finance la recherche fondamentale et la formation des chercheurs, les grands programmes publics (au sein du CEA, du CNES ou de l’INSERM notamment), l’aide à l’innovation (via l’ANVAR, Agence Nationale de Valorisation de la Recherche) et les programmes liés à la défense.

La recherche privée, à hauteur de 19,3 milliards d’euros en 2000*, concerne quant à elle 5 422 entreprises, au sens où celles-ci emploient au moins l’équivalent d’un chercheur à temps plein sur une année.

*Chiffres MJENR

La démographie des chercheurs

Répartition des personnels de recherche des pays de l’Union européenne (1999)

Difficile de faire correspondre les données financières avec celles concernant les personnels. Là aussi, la façon de compter change la donne. Avec plus de 160 000 chercheurs, la France se classait ainsi en 1999 au 2e rang européen en effectifs absolus, mais au 5e rang en rapportant le nombre de chercheurs à la population active (Chiffres OCDE, 1999), soit 6,1 chercheurs pour mille actifs. Rien de comparable avec le Japon, qui distance le reste du monde avec 9,7 scientifiques pour mille actifs.

La France, pour le moins, se caractérise par une moyenne d’âge relativement élevée des chercheurs du secteur public : toutes institutions et disciplines confondues, les chercheurs des universités et des EPST ont en moyenne 47,2 ans. Cela n’est pas sans poser problème, au moment où se définissent les politiques de recrutement des années à venir. Car les besoins sont importants.

En matière d'emploi scientifique, y a-t-il un indicateur plus particulièrement inquiétant ?

Dans un rapport publié en avril 2002 (« La recherche scientifique française : les enseignants-chercheurs et les chercheurs des EPST – situation démographique le 31 décembre 2000 et perspectives de départ 2001-2012 »), l’OST relevait par exemple que dix « sous-disciplines » (astronomie, anthropologie, chimie moléculaire et physique théorique notamment) entamaient dès 2001 une période d’au moins huit ans de départs annuels en moyenne supérieurs à 4,5 %.
Au total, toutes disciplines confondues, les départs à la retraite devraient représenter un tiers des effectifs durant la période allant de 2004 à 2012.

Dans ces conditions, le problème du renouvellement des personnels scientifiques tient évidemment une place prépondérante dans les actuels débats autour du Budget Civil de Recherche et Développement (BCRD) : le financement et le statut des postes à renouveler sont des enjeux majeurs des années à venir.

Pyramide des âges des chercheurs des universités et des EPST (2000)

Mais ce n'est pas tout. Car dans ce contexte particulièrement difficile, reste encore à convaincre les plus jeunes à s’orienter vers les filières scientifiques. Lesquelles n’ont pas le vent en poupe, tout au moins dans leurs modalités actuelles.

Dans son rapport de mars 2002 au ministère de la Recherche (« Les jeunes et les filières scientifiques : les raisons de la ''désaffection'', un plan d’action »), Maurice Porchet note, certes, que les filières scientifiques du bac général affichent une relative stabilité d’effectifs; de même que l'on peut constater une attractivité inchangée pour les classes préparatoires. 

En fait, le problème se pose à l’entrée dans l’enseignement supérieur. Les filières universitaires ont ainsi enregistré une baisse de 5 à 6 % (toutes formations scientifiques confondues) depuis 1995, au profit de formations courtes et professionnalisantes, en IUT par exemple.
Avec une filière particulièrement touchée : le nombre d'étudiants inscrits en “sciences“ à l'Université a chuté de 24 %.

Situation en 2000 des docteurs de 1998

Plusieurs explications sont avancées. Sociales, elles constatent des salaires relativement peu élevés au regard du nombre d'années d'études requis. Idéologiques, elles affirment un sentiment croissant chez les jeunes de rejet de la science, dangereuse, non éthique. Sociologiques, elles constatent une concurrence accrue entre les filières, préjudiciable aux sciences, suite à la croissance soutenue des effectifs de bacheliers. Vient ensuite la mauvaise image du « chercheur-austère-en-blouse-blanche ». Là, le débat sur les missions de la science rejoint celui sur la pédagogie.

Le statut des jeunes chercheurs n’est pas non plus étranger à la faible attractivité des filières scientifiques. En France, quelque 10 000 thèses furent soutenues en 1999, toutes disciplines confondues.

La thèse passée, reste à obtenir un poste. Un docteur sur quatre seulement se place en entreprise. Dans le secteur public, les doctorants réclament régulièrement une revalorisation de leur allocation de recherche, qu’ils jugent insuffisante aujourd’hui. Ils demandent aussi l’application d’une charte visant à encadrer strictement les déroulements des thèses, pour atténuer notamment les disparités de sélection entre laboratoires.

Les publications et brevets

On a beaucoup dit que la production de connaissances scientifiques régressait en France. Quelle est votre analyse ?

La consécration des travaux de recherche passe par la publication dans des revues spécialisées, si possible prestigieuses. C’est à cette aune que se mesure la production d’un chercheur, d’un laboratoire, d’un pays. Le système des brevets renvoie lui à la production technologique. C'est-à-dire, schématiquement, à l’application des découvertes scientifiques.

Répartition des publications de l'Union européenne (2000)

Curieusement, la production scientifique ne reflète pas nécessairement l’effort de recherche d’un pays. Le Japon, pourtant premier sur le nombre de chercheurs ramené à la population active, n’arrive qu’au troisième rang mondial en terme de publications. L’Union européenne occupe la deuxième place, derrière les Etats-Unis.

A l’intérieur de l’Union, la France s’installe sur la troisième marche du podium, précédée par l’Allemagne et le Royaume-Uni, mais pèse 5,2 % de la production mondiale, niveau quasi-stable depuis 1995.

Laurence Esterle, directrice de l'OST : « Nous ne ferons jamais de calcul sur la productivité du chercheur  (...) »

 



Est-il possible, et pertinent, d’évaluer
la productivité des chercheurs ?

Indice d'impact 2000

Dans le détail, pour l’Union européenne, la recherche française prend la première place en mathématiques, la deuxième en physique, et la troisième dans les autres domaines. Ces bons résultats sont tempérés par l’« indice d’impact » français moyen, qui, en comparant les citations d’articles, mesure la « visibilité » des publications.

Globalement, il montre que les publications françaises sont moins citées que celles des chercheurs allemands et britanniques. Elles n’affichent cependant pas de difficultés particulières, puisqu’elles ont faiblement progressé de 2 % environ entre 1995 et 2000.

« L’indice d’impact est essentiellement influencé par les sciences du vivant...» Laurence Esterle, directrice de l'OST

Il en va tout autrement des dépôts de brevets où, là, le recul de la France est très net, même si le pays occupait encore le deuxième rang européen en 2000*. Dans cette même période entre 1995 et 2000, la position nationale s’est en effet effondrée de 15 %. Cela n’a rien de contradictoire : l’Allemagne présente aussi une forte disparité entre sa capacité d’innovation technologique et sa contribution en publications scientifiques. Alors qu’elle se fait dépasser par le Royaume Uni en parts de publication dans le monde (8 % contre 6,9 %), elle dépose trois fois et demi plus de brevets que les Britanniques à l’Office Européen des Brevets.

Laurence Esterle, directrice de l'OST

L’évaluation de la production technologique, bien qu’assez difficile à mener, alimente souvent les débats. A défaut de mesurer des résultats, les indicateurs permettent-ils de pointer forces et faiblesses du système ?

Sur la scène mondiale, les dépôts se partagent en première approche entre l’OEB et le système américain, l’US Patent and Trademark Office (USPTO). Le premier voit logiquement dominer les dépôts par les pays européens (42 %, contre 32,3 % pour les demandes émanant des Etats-Unis et 14,7 % pour le Japon). Le second reste mineur pour les pays de l’Union européenne, qui ne comptent que pour 17,4 % des demandes.

Gare malgré tout à une interprétation trop hâtive de l'ensemble de ces chiffres : ils doivent être resitués dans le contexte plus globale d'une politique de recherche. Avec des rendez-vous qui sont d'ores et déjà fixés : des “assises nationales de la recherche“ avant fin octobre et , avant la fin de l'année, la discussion d'un projet de loi d'orientation et de programmation de la recherche avec dépôt du texte au Parlement.

*Chiffres INPI – OEB 2000

François Lassagne et Alain Labouze le 22/01/2004