Controverse climatique : cinq ans de crescendo

Articles, réfutations, pétitions, accusations de fraude ou de complot – le moins qu'on puisse dire est que la polémique sur le climat n'est pas un long fleuve tranquille. À l'occasion du Sommet mondial sur le climat qui se tient à Cancún (Mexique), retour sur un affrontement scientifique d'une violence inédite.

Par Yves Sciama, le 29/11/2010

Le verdict de l’Académie

L'Institut de France, siège de l'Académie des Sciences

Le 28 octobre 2010, l'Académie des Sciences a remis avec une certaine pompe à la ministre de la Recherche, Valérie Pécresse, un rapport de 12 pages résumant l'état de la science sur le climat. L'assemblée du Quai Conti confirme, dans ce document, l'existence d'un réchauffement climatique, indique que son principal responsable est l'accroissement du CO2 atmosphérique, lui-même « incontestablement lié aux activités humaines ». Et ajoute que l'activité solaire, « qui a légèrement décru en moyenne depuis 1975, ne peut être dominante dans le réchauffement observé dans cette période ». Soit, en gros, ce que contient le rapport du GIEC de… février 2007, et ce que la quasi-totalité des climatologues affirment depuis plus de dix ans.

On peut d'ailleurs s'étonner que l'Académie ait été amenée à répéter une nouvelle fois ce qu'elle avait à maintes reprises déjà exprimé dans le passé. Notamment en signant tous les communiqués alertant sur le réchauffement climatique émis par l'Inter Academy Council (IAC) – Conseil qui regroupe les principales académies scientifiques (notamment américaine, chinoise, russe…) de la planète. En réalité, l'existence de ce rapport s'explique surtout par le tour qu'à pris la controverse qui oppose depuis près de cinq ans la grande majorité de la communauté climatologique française à une poignée de personnalités scientifiques éminentes. Une controverse absolument inédite à la fois par son extrême âpreté et par la couverture médiatique sans précédent dont elle a bénéficié.

La première offensive médiatique

C'est en septembre 2006, avec une chronique parue dans L'Express sous la signature de Claude Allègre, que s'ouvrent véritablement en France les hostilités climatiques. Plusieurs auteurs avaient précédemment remis en cause la nature anthropique (due à l'homme) du réchauffement climatique, mais leur manque de crédibilité scientifique et de notoriété les rendaient pratiquement inaudibles. Avec Claude Allègre, la donne change radicalement : l'homme est un scientifique certes retraité mais bardé de récompenses internationales, qui a en outre été ministre de la Recherche et dispose donc d'une influence politique et médiatique sans équivalent parmi ses pairs. Le géologue Claude Allègre ne prétend pas être spécialiste en climatologie, mais estime pouvoir affirmer que la cause de l'actuelle modification climatique est inconnue. Quelques mois plus tard, il va même plus loin dans le journal Le Monde : selon lui, des scientifiques ont perdu leur poste pour s'être opposés à la « vérité officielle » et il suggère déjà l'existence d'un complot des tenants du réchauffement anthropique contre leurs adversaires. Bref, Claude Allègre provoque un tollé.

La presse scientifique comme courroie de transmission

Pendant cette offensive médiatique, s'en déroule une autre, complémentaire quoiqu'invisible pour le grand public, puisqu'elle a lieu dans la presse scientifique. Elle est menée par Vincent Courtillot. Celui-ci est un ami intime de Claude Allègre, fut son conseiller spécial lorsqu'il était ministre, et lui a succédé au poste de directeur de l'Institut de Physique du Globe de Paris (IGPB). Ce spécialiste de magnétisme terrestre et de volcanologie effectue alors sa première incursion en climatologie, en publiant deux articles scientifiques dans la prestigieuse revue Earth and Planetary Science Letters (EPSL). Il y affirme avoir trouvé une corrélation entre l'augmentation des températures, le magnétisme terrestre et l'énergie émise par le Soleil, dite irradiance solaire. Pour lui, ces résultats suggèrent que c'est le Soleil – et non l'activité humaine – qui pourrait être responsable du réchauffement climatique. L'hypothèse est extraordinairement hardie – ses détracteurs diront présomptueuse – puisqu'elle remet en cause quelque vingt-cinq années de travail de la communauté des sciences du climat. Une découverte d'une telle ampleur, si elle était confirmée et son mécanisme identifié, pourrait sérieusement prétendre à un prix Nobel…

L’erreur de « la terre plate et noire »

Cette première phase de l'offensive des « climatosceptiques » aboutira en mars 2007 à un débat (déjà !) sur le réchauffement climatique à l'Académie des Sciences. Lors de ce débat, les thèses climatosceptiques, défendues par Jean-Louis Le Mouël (également ancien directeur de l'IPGP), co-signataire avec Vincent Courtillot de l'article paru dans EPSL, sont réfutées point par point par les climatologues présents. Avec un épisode saillant : Edouard Bard, titulaire de la chaire « Evolution du Climat et de l'Océan » au Collège de France, relèvera une erreur spectaculaire dans l'exposé de Jean-Louis Le Mouël, qui sera baptisée par la suite erreur de « la terre plate et noire » : dans son estimation des effets de l'irradiance solaire, le géophysicien a en effet oublié de tenir compte de la rotondité de la Terre et du fait que, n'étant pas noire, elle réfléchit un tiers de l'énergie qu'elle reçoit ! Le chiffre qu'il avance est donc cinq fois supérieur à la réalité. L'épisode sera abondamment commenté dans plusieurs quotidiens nationaux.

Des courbes erronées

S'ouvre alors une seconde phase de la controverse, qui mettra définitivement le feu aux poudres. L'épicentre en sera la revue EPSL. Edouard Bard et Gilles Delaygue (du Laboratoire de glaciologie et géophysique de l'environnement à Grenoble) vont y publier une réfutation de l'article de Jean-Louis Le Mouël et Vincent Courtillot. Cette réfutation relève une série d'erreurs (dont celle de « la terre noire et plate »), mais elle s'en prend surtout aux courbes montrant la corrélation entre activité solaire et température globale. Des courbes qui constituent véritablement le cœur de l'article. Or, la réfutation démontre que ces courbes contiennent plusieurs erreurs d'indexation. La courbe de température utilisée n'est pas la température globale, mais uniquement une température continentale de l'hémisphère Nord, au-delà du 20e parallèle. Quant à la courbe censée exprimer l'irradiance, elle ne décrit en réalité que la composante ultraviolette de celle-ci. En outre, elle démarre en 1950, alors que les données sont disponibles à partir de 1900. E. Bard et G. Delaygue remplacent dans leur réfutation les courbes erronées par les bonnes (vraie température globale, vraie irradiance solaire). À l'issue de cette opération, la corrélation se détériore nettement.

Ce conflit opposant E. Bard et V. Courtillot (ainsi que leurs coauteurs) sera considérablement envenimé par des accusations venant à la fois de la communauté scientifique et de la presse mettant en question l'intégrité scientifique de V. Courtillot. Il lui sera reproché d'avoir utilisé l'influence qu'il avait acquise dans la revue EPSL (comme géophysicien de stature internationale, il a appartenu à son comité de lecture) d'abord pour publier un article pour le moins faible et, ensuite, pour adoucir sa réfutation. Le climatologue Raymond Pierrehumbert, de l'Université de Chicago, suggèrera ainsi sur un blog climatologique réputé que V. Courtillot a franchi la ligne entre « l'erreur » et la « tromperie active ». Accusation assassine, dont à nouveau la presse française fera état – provoquant la fureur de Vincent Courtillot, qui se dit victime d'une campagne de diffamation et menace de porter l'affaire en justice. Au plan scientifique, il plaide qu'il ne s'agit que d'erreurs d'indexation mineures sans incidence sur son propos. L'idée d'un « jury d'honneur » scientifique pour démêler les accusations des uns et des autres est émise, puis abandonnée. Reste qu'après cet épisode la revue EPSL modifiera ses procédures et écartera l'IPGP de son comité de relecture. Et que les auteurs de l'article seront contraints de publier par la suite dans une revue mineure.

Vincent Courtillot, connu pour sa combativité, entame alors un véritable tour de France des institutions scientifiques (universités, grandes écoles etc.) pour y dispenser des conférences. Au cours de celles-ci, il continue de montrer la courbe qui avait été réfutée dans EPSL, sans rectification des erreurs d'indexation relevées par E. Bard et G. Delaygue et admises par lui. Beaucoup de ces conférences étant toujours sur Internet, il est facile d'y retrouver la courbe incriminée, ainsi que, plaident les climatologues, un grand nombre d'erreurs. Celles-ci, disent-ils, sont cependant présentées d'une manière difficile à déceler pour tout non spécialiste, même d'un haut niveau scientifique. Ce qui est sûr, là encore, c'est que la courbe fautive de Vincent Courtillot sera publiée telle quelle dans la réédition de septembre 2009 de son livre Nouveau Voyage au Centre de la Terre, donc plus de deux ans après sa réfutation.

Troisième phase de la controverse

En novembre 2009, éclate l'affaire du Climategate, suivie quelques semaines plus tard par l'échec du sommet de Copenhague. Il s'en suivra durant plusieurs mois une mise en cause tous azimuts du GIEC et des résultats de la climatologie. Le Climategate et ses suites (Himalayagate, Amazongate, etc.) dépassent largement l'objet de cet article. Disons tout de même qu'au terme d'une longue série d'enquêtes indépendantes, la seule véritable faute du GIEC qui surnage est l'affirmation erronée de la possibilité d'une fonte de la totalité des glaces de l'Himalaya avant 2035. Dans cette période vécue par les climatologues comme un lynchage international, Claude Allègre publie en février 2010 L'Imposture climatique, un livre dont Vincent Courtillot déclarera au quotidien Libération qu'il ne lui « paraît contenir que des choses exactes ». Jugement que l'on peine à croire, venant d'un homme à l'apparence aussi courtoise et mesurée que Vincent Courtillot, qui aime à se définir comme « un climato-sceptique modéré ». Car le livre de Claude Allègre relève tout simplement, pour reprendre un terme employé par la prestigieuse revue Nature, du « combat de rue ».

L'ouvrage de C. Allègre qualifie ainsi le GIEC et les 95% de climatologues qui le soutiennent (n'hésitant pas à nommer nombre d'entre eux) de « système maffieux », de « régime totalitaire », visant à « couper les crédits à tous les hétérodoxes », parle « d'affairisme », de soif de crédits, de gens « foncièrement malhonnêtes », et appelle, entre autres délicatesses, à « renvoyer les ayatollahs de la science dans leurs mosquées ».

Au plan scientifique, outre de nombreuses erreurs dont la presse ainsi que la communauté climatologique ont fait l'inventaire, L'Imposture climatique contient plusieurs courbes faussées (prolongées, déformées, etc.). Le livre convoque également, à l'appui des thèses de l'auteur, de nombreux scientifiques qui ont par la suite protesté contre ce « recrutement » par Claude Allègre à leur insu. Autant de reproches dont l'ancien ministre se défend en plaidant que son livre est fondamentalement « politique », l'essentiel pour lui étant de s'intéresser au raisonnement général et non à tel ou tel point de détail. « Faire un livre politique n'autorise pas à mentir », lui rétorquera Edouard Brézin, ancien président de l'Académie des Sciences. En dépit de ces défauts, l'ouvrage connaît un retentissement médiatique plus grand que celui de n'importe lequel des innombrables livres écrits par les scientifiques du climat. Claude Allègre va de plateau de télévision en studio de radio, pendant que les tribunes climato-sceptiques, signées de diverses personnalités, font florès dans les grands journaux.

« Éthique scientifique et sciences du climat »

La communauté des climatologues, déjà chauffée à blanc par l'activisme de Vincent Courtillot, s'embrase alors. Une pétition est mise en ligne en avril 2010, adressée à la ministre de la Recherche Valérie Pécresse, ainsi qu'à toutes les directions des organismes de recherche publics, à l'Académie des Sciences et au comité d'éthique du CNRS (COMETS). En à peine trois semaines, cette pétition réservée aux professionnels du climat recueille 604 signatures, soit la grande majorité de la communauté. Que contient-elle ?

Explicitement titré Éthique scientifique et sciences du climat, ce texte absolument inédit dans l'histoire de la science française ne réclame pas que les politiques disent la vérité sur le climat, comme cela lui a été parfois reproché. Les chercheurs se plaignent en réalité de ce qu'ils appellent « les manquements répétés à l'éthique scientifique » dont se rendent coupables à leurs yeux Claude Allègre et Vincent Courtillot, ciblant leurs deux ouvrages ainsi que les conférences du second. Pour faire une analogie, l'on pourrait dire que les chercheurs ne réclament pas, dans le combat de boxe qui les oppose aux climatosceptiques, d'être déclarés gagnants par l'arbitre – mais simplement que celui-ci empêche l'adversaire de donner des coups en dessous de la ceinture. Les chercheurs, même s'ils n'en disent rien explicitement, estimant à l'évidence que ledit arbitre est resté trop silencieux…

Au final, outre l'organisation du débat à l'Académie des Sciences, les autorités scientifiques (ministère de la recherche, agence Allenvi, qui regroupe tous les grands instituts de recherche en sciences de l'environnement, CEA, CNRS…) ont, en réaction à ce texte, confirmé leur confiance dans la rigueur, les méthodes et l'intégrité de la climatologie française… Sans pour autant aller jusqu'à exprimer des réserves officielles sur les propos, écrits et agissements de Claude Allègre ou de Vincent Courtillot. On en est là aujourd'hui. La question est à présent de savoir si cela suffira à faire rentrer dans la normalité la controverse climatique. Une controverse qui, selon un sondage récent publié par Le Monde, n'empêche pas les trois quarts des Français de penser que les conséquences du réchauffement climatique ont déjà commencé à se faire sentir. Mais qui contribue tout de même à brouiller les cartes sur un sujet majeur, sans compter la désastreuse image de la science qu'elle véhicule.

Yves Sciama le 29/11/2010