Grippe aviaire : sur les traces du virus

En Asie du Sud-Est, généticiens, écologues, épidémiologistes et sociologues traquent ensemble les points chauds où pourrait émerger une nouvelle épidémie de grippe aviaire et adaptent leurs méthodes aux particularités socioculturelles de chaque pays. Test grandeur nature de cette nouvelle approche, baptisée « One Health », avec le nouvel épisode de grippe H7N9 qui se répand actuellement en Chine.

Par Alice Bomboy, le 17/04/2013


Reportage à Mukdahan, en Thaïlande, sur les traces de la grippe aviaire

À chaque année son épidémie de grippe aviaire ? Tel pourrait être l'adage des épidémiologistes, qui suivent aujourd'hui de près l'avancée du virus H7N9 en Chine. Celui-ci infecte les oiseaux sauvages et domestiques. Fin mars 2013, les voyants ont commencé à s'allumer : les spécialistes découvrent que cette forme virale ne cause pas de symptômes chez les animaux infectés, passant sous silence l'étendue de l'épidémie. Autre inquiétude : trois premiers cas de personnes porteuses du virus sont signalés dans deux provinces chinoises... Aujourd'hui, il n'y a plus de doute : 130 cas étaient rapportés au 13 mai en Chine, dont 35 morts, attestant que H7N9 est capable de passer de l'animal à l'homme. La crainte ? Qu'il mute et soit ensuite capable de se transmettre entre humains...

Sur le terrain, les scientifiques ne sont pas surpris de voir apparaître cette crise en Asie : eux sont là, en permanence sur le pied de guerre, pour identifier où surviendra la prochaine épidémie de grippe aviaire et quand. Mais aussi organiser la course contre l'épidémie lorsqu'elle se déclare... Les pays de cette région sont un hot spot depuis le début des années 2000. Fin 2003, une des formes virales véhiculant la grippe aviaire, le virus H5N1, était détectée dans l'industrie avicole du Viêt Nam et de Thaïlande. L'alerte était passée au rouge : quand ce virus est transmis à l'homme, le taux de mortalité est très élevé... Depuis, les grippes aviaires véhiculées par différentes formes de virus (encadré) n'ont cessé de malmener les élevages d'Asie du Sud-Est. À elle seule, la forme H5N1 a déjà entraîné la mort de 230 millions d'oiseaux, tués par la maladie ou lors de mesures préventives. 579 cas ont également été rapportés chez l'homme, dont 341 décès.

H5N1, H1N1, H2N2...

Plus de 144 combinaisons possibles existent pour le virus influenza ! Celui-ci présente en effet deux types différents de protéines de surface : des hémagglutinines, dont il existe 16 sortes différentes, et des neuraminidases (9 sortes). La souche H5N1 est ainsi nommée parce qu'elle est composée de l'hémagglutinine 5 et de la neuraminidase 1. Mais chacun de ces 144 sous-types peut également se décliner en différents variants, qui sont plus ou moins pathogènes.

Une « seule santé », nouvelle approche

« Les oiseaux sauvages sont en général à l'origine de ces influenzas. Ils constituent des réservoirs permanents de virus. Ils transmettent ceux-ci aux volailles domestiques, qui elles-mêmes contaminent les cochons. Cette espèce a la particularité de pouvoir porter également des virus humains : des recombinaisons entre des virus de différentes origines, aviaire, porcine et humaine, peuvent ainsi se produire chez le porc. La nouvelle souche créée est alors plus facilement transmissible à l'homme. C'est ce qui s'est passé en 2009, lors de la pandémie de H1N1 », explique François Roger, du Cirad, responsable de l'unité de recherche Animal et gestion intégrée des risques (AGIRs) basée entre Montpellier et Bangkok. À l'échelle mondiale, les pays en développement, dont font partie les nations d'Asie du Sud-Est, concentrent près de 73 % des animaux d'élevage : rien d'étonnant, donc, à ce qu'ils constituent les hot spots mis sous haute surveillance.

Les points chauds d'émergence des maladies infectieuses

Pour lutter contre ces zoonoses, des maladies transmissibles de l'animal à l'homme et inversement, les organisations internationales de santé misent sur une nouvelle approche, baptisée « One Health ». Entendez « Une seule santé ». L'idée est d'agir comme si la santé humaine, la santé animale et même celle de l'environnement ne faisaient qu'une. L'objectif ? Faire éclater les barrières qui séparent encore les spécialistes travaillant tous dans la lutte contre la grippe aviaire, mais dans des disciplines différentes et qui n'interagissent pas toujours. Les zoonoses, à l'ère d'une planète en mouvement et interconnectée, ne connaissent quant à elles pas de frontières. « Dans les faits, il s'agit de faire collaborer des vétérinaires, des médecins, des spécialistes de la modélisation épidémiologique, des écologues, mais aussi des sociologues afin de construire ensemble une stratégie commune. Chaque discipline peut s'enrichir des méthodes utilisées par d'autres spécialités et bénéficier du partage des connaissances et des données », résume Dennis Carroll, de l'Agence américaine pour le développement international (USAID). L'épidémiologie est emblématique de l'approche « One Health ». Avant de pouvoir expliquer comment une épidémie de grippe aviaire surgit, il faut bien évidemment comprendre comment fonctionne la machinerie cellulaire du pathogène. Comment les mutations surviennent-elles dans son génome ? Comment se recombine-t-il et avec quelles souches ? Grâce à ces informations, les généticiens décrivent très bien les mécanismes d'apparition d'une nouvelle souche virale. Mais de là à dire si une épidémie surviendra, il y a un pas !

Épidémie, pandémie, épizootie...

  • Épidémie : augmentation rapide de l'incidence d'une maladie chez l'homme dans une certaine zone géographique et à un moment donné
  • Pandémie : épidémie présente sur une large aire géographique
  • Épizootie : l'équivalent du terme « épidémie » pour les animaux
  • Zoonose : infection naturellement transmissible de l'animal à l'homme et inversement

Un parfait cocktail pour la propagation du virus

Il suffit de se promener au bord du Mékong, à Mukdahan, ville frontière thaïlandaise avec le Laos, pour comprendre que les facteurs socio-économiques jouent un rôle de catalyseur à inclure dans la machine à modéliser les épidémies futures. Sur les rives de la « Mère de tous les fleuves », on pêche, on cultive, on élève du bétail et des volailles. Tous les jours, des milliers de personnes traversent le fleuve pour travailler ou commercer avec ses voisins frontaliers. Au marché de nuit, les commerçants vendent la volaille sous toutes les formes : vivante, crue, entière ou désossée, frite ou grillée. Et les bêtes à plumes côtoient porcs, bœufs, et même des rats sur les étals. Le cocktail parfait pour que se propagent les virus de la grippe aviaire est bien connu : une importante densité de volailles, la présence de zones humides et un réseau d'échanges et de transport très actif : Mukdahan les réunit en grande partie.

Impact des systèmes de prévention et de surveillance

« Dans une telle zone, les facteurs sont nombreux, qui feront qu'une souche virale épidémique émergera ou pas. Il y a les comportements liés à la manipulation de la volaille dans un élevage ou dans un marché, les liens entre la faune domestique et la faune sauvage, l'organisation des habitats auxquels sont aussi liés des lieux d'élevage, la densité des fermes dans une zone et leur connectivité, mais aussi la densité de population et ses déplacements... Ces données, qui reflètent les contacts animal-animal, animal-homme et homme-homme, sont cruciales pour évaluer les probabilités d'émergence de nouvelles souches virales et leur transmission », décrit le Dr Moe Ko Oo, du Département de contrôle des maladies au Ministère de la santé thaïlandais, et coordinateur de la Fondation Mekong Basin Disease Surveillance (MBDS).

Pour s'attaquer à cette énorme machine à modéliser les épidémies, les spécialistes de l'USAID mènent le programme Predict, au travers duquel les marchés alimentaires sont passés au crible. Une de leurs études, menée dans 44 marchés laotiens, a par exemple montré que la très grande majorité des espèces sauvages qui y étaient commercialisées étaient classées à risques (chauves-souris, rongeurs, primates, civettes...) pour la transmission de pathogènes à des animaux domestiques, bien souvent vendus sur les mêmes étals. Des prélèvements sont aussi régulièrement effectués sur ces animaux, sauvages comme domestiques, dans la nature, dans les élevages et sur les marchés, afin d'identifier d'éventuelles infections. D'autres, économistes, se chargent de suivre de près les fluctuations des prix de la volaille sur les marchés : une brusque évolution du cours du poulet peut être le signe qu'un problème est en train de se s'installer dans la région.

Déplacements de canards et de cygnes sauvages suivis par satellite

Au Cirad, les chercheurs ont quant à eux suivi les mouvements migratoires d'oiseaux sauvages. Ils ont pour cela équipé de balises-satellite quelque 228 oiseaux issus de 19 espèces différentes afin de suivre la durée, la longueur et la fréquence de leurs déplacements. Conclusion : les oiseaux sauvages ont bel et bien la capacité à répandre le virus sur de longues distances, certains voyageant sur plus de 2000 km en seulement quatre jours ! Les scientifiques ont cependant montré que la probabilité était faible que le virus étudié dans ce cas (H5N1) soit transmis systématiquement aux oiseaux domestiques tout au long des milliers de kilomètres de leurs trajets. Les canards sauvages sont en effet infectés quatre jours en moyenne par ce virus : pour qu'il passe chez la volaille, il faudrait que cette période d'infection coïncide avec celle de leurs déplacements, qui eux ne se produisent que 5 à 15 jours par an en moyenne. Mais quand les deux conditions sont réunies, le lieu de rencontre peut vite devenir un hot spot.

Une collaboration transfrontalière et transdisciplinaire

Les sites interfrontaliers d'intervention du Mekong Basin Disease Surveillance

L'approche « One Health » dépasse parfois les frontières du monde scientifique : les populations locales sont aussi mises à contribution pour surveiller les épidémies. A Savannakhet, la ville laotienne qui fait face à Mukdahan, sur les rives du Mékong, les membres de l'Union des femmes laotiennes (LWU) ont été formées à l'utilisation des nouvelles technologies. Via leur portable et une application dédiée, elles se connectent à Internet et signalent les cas d'animaux morts ou malades, transmettent les demandes de soins émanant de zones reculées et font savoir quels matériaux de support aux éleveurs, aux villageois ou aux commerçants ont été les plus utiles et efficaces.

Reste que la collaboration entre disciplines ne va pas toujours de soi. Des réseaux d'échanges s'organisent, les conférences se multiplient, pour faire se rencontrer vétérinaires, médecins, sociologues, écologues... En février 2012, à Chiang Mai, dans le nord de la Thaïlande, un exercice grandeur nature a réuni des participants thaïs, laotiens, malais et indonésiens afin de combattre une épidémie régionale fictive. Le but ? Apprendre à collaborer au-delà des frontières, et ce malgré les différences qui peuvent exister dans la manière de gérer ces crises au sein des différents pays. Le Mekong Basin Disease Surveillance (Réseau de surveillance du bassin du Mékong) a d'ailleurs été crée dans cette optique : depuis 1999, la Thaïlande, le Laos, la Birmanie, le Vietnam, le Cambodge et les provinces chinoises de Kunming et de Naning se sont engagées à travailler ensemble pour prévenir de nouvelles épidémies.

« Tous les matins nous consultons notre base de données qui répertorie tous les nouveaux cas de grippe dans la région sud-est asiatique, mais aussi de 17 autres maladies. Ces informations nous viennent des services de santé nationaux, des hôpitaux des différents districts, etc. Moi et mes collègues travaillant à Mukdahan connaissons très bien nos collègues de Savannaketh, au Laos, qu'ils soient médecins ou vétérinaires. Nous nous rencontrons fréquemment et dès qu'il y a un problème, nous menons des investigations ensemble », explique Punchawee Sukbut, épidémiologiste et agent technique sanitaire au Bureau de la santé de la province de Mukdahan.

Prévention des risques : diverses options nationales

Carte des épidémies de H5N1 chez l'homme

Le MBDS, grâce à ses collaborations interfrontalières menées sur le long terme, a fait sien un des grands enseignements de cette dernière décennie d'épidémies aviaires : chaque nation a ses particularités culturelles, sociales et économiques et ne peut pas gérer les risques en santé animale et humaine de la même façon que son voisin. « Lors de l'épidémie de grippe H5N1, de nombreuses ONG ont envahi le Cambodge. Non seulement elles donnaient des consignes qui n'étaient pas adaptées au contexte de ce pays, mais en plus ces consignes se contredisaient parfois d'une organisation à une autre ! C'était une grande cacophonie », regrette le Dr Moe Ko Oo. En Asie du Sud-Est, le Vietnam fait par exemple partie des pays qui ont choisi de vacciner massivement les volailles contre les grippes aviaires. Entre 2005 et 2010, des campagnes de vaccination ont concerné les volailles élevées dans des villages et les fermes de petite taille. D'après les observations menées par le Cirad, cette immunisation de masse a contribué à stopper l'épidémie et à limiter le nombre de cas chez l'homme dès 2006. Mais les imperfections du processus de vaccination et un important turn-over des populations de volailles ont conduit à laisser un virus circuler silencieusement parmi les volailles indemnes de tout symptôme, contribuant du même coup à la persistance de la maladie.

La Thaïlande a choisi une autre option : ne pas vacciner ses volailles mais abattre massivement un élevage dès qu'un cas était suspecté. L'économie de ce pays est en effet très dépendante de ses exportations de volailles. Mais pour continuer à les vendre à l'étranger, impossible que les bêtes soient vaccinées, les pays acheteurs craignant que comme au Viêt Nam, le virus continue de circuler silencieusement chez les animaux et contaminent leurs propres élevages. Le choix thaïlandais a impliqué de revoir de fond en comble le réseau de surveillance et de réponse aux épidémies de grippe aviaire : organiser la surveillance depuis le plus petit village jusqu'à l'échelle nationale, prévoir des compensations à même de décider les éleveurs à déclarer les cas suspects plutôt que de les dissimuler, développer des laboratoires permettant d'analyser efficacement des échantillons, moderniser ses hôpitaux pour isoler les patients suspects etc. La formule est pour l'heure un succès : la Thaïlande n'a pas connu de cas de grippe dans ses élevages avicoles depuis 2009. L'an passé, l'Europe a d'ailleurs levé l'embargo posé sur la volaille thaïlandaise depuis 2004.

Alice Bomboy le 17/04/2013