Matière noire : une première carte de l'Univers invisible

Cartographier ce qui échappe à nos sens, c'est ce que vient de faire une équipe internationale en dressant pour la première fois une carte en trois dimensions de la matière invisible de l'Univers. Si cette matière noire devient du même coup un peu plus saisissable, son existence reste à prouver.

Par Olivier Boulanger, le 17/01/2007

Une première carte en 3D

Depuis plusieurs dizaines d'années, les astronomes en sont convaincus : l'Univers nous cache son embonpoint ! De nombreux phénomènes astronomiques – comme les vitesses trop rapides de certaines étoiles ou de certaines galaxies – ne s'expliquent que si l'Univers renferme six fois plus de matière que celle que l'on observe. Le problème est qu'à ce jour aucun instrument scientifique n'a été capable de détecter cette masse cachée.

 

Malgré cela, grâce au programme d'observation COSMOS, une équipe internationale de 70 scientifiques dirigée par Richard Massey du Caltech vient de présenter* la toute première carte tridimensionnelle d'une fraction de cette mystérieuse « matière noire ».

* Nature, 7 janvier 2007

À propos de la matière noire...

En 1933, l'astronome suisse Fritz Zwicky qui étudiait un groupe de sept galaxies constata que la masse totale de cet amas, calculée d'arpès leurs vitesses, était 400 fois supérieure à la masse « visible », c'est-à-dire celle déduite de la quantité de lumière émise par ce même amas. À l'époque, personne (ou presque) ne prêta réellement attention à cette anomalie : les mesures étaient alors peu précises et pouvaient être sources d'erreurs.

Mais quarante ans plus tard, le problème refait surface. Au début des années 70, l'astronome américaine Vera Rubin qui étudiait la galaxie d'Andromède, note en effet que les vitesses de rotation des étoiles situées à la périphérie de la galaxie sont beaucoup trop importantes compte tenu de leur distance au centre. Une explication possible est d'imaginer qu'un gigantesque halo de matière entoure la galaxie : une « matière noire » (« dark matter » en anglais) invisible qui représenterait jusqu'à 90 % de la galaxie, et qui existerait aussi dans le milieu intergalactique.

Cette hypothèse, qui permet de résoudre un certain nombre de problèmes en astrophysique, séduit aujourd'hui une grande partie de la communauté scientifique. Mais la matière noire – dont les propriétés diffèrent de la matière ordinaire (en particulier, elle n'émet aucune radiation) – n'a toujours pas été identifiée.

Saisir l'insaisissable...

« La matière noire n'est pas semblable à celle que l'on connaît, rappelle Jean Paul Kneib, astronome au laboratoire d'astrophysique de Marseille et membre du programme COSMOS. Les modèles prédisent qu'elle n'est pas constituée de neutrons et de protons, mais de particules encore inconnues n'émettant aucune radiation électromagnétique. » Bref, n'étant visible dans aucune longueur d'onde (visible, infrarouge, rayons X…), la matière noire ne peut théoriquement être détectée par aucun instrument.

Le phénomène de lentille gravitationnelle

Malgré tout, la matière noire – en raison de sa masse – exerce une attraction gravitationnelle sur son environnement. C'est cette propriété que les chercheurs ont exploitée pour dresser leur carte.

Depuis Einstein et sa théorie de la relativité générale, on sait en effet que tout objet massif est capable de dévier la lumière. Or, un peu partout dans le ciel, des galaxies apparaissent déformées dans les objectifs des télescopes, comme si une masse invisible s'interposait entre elles et nous. Pour les physiciens, ce phénomène dit de « lentille gravitationnelle » peut signaler la présence de matière noire.

Le programme Cosmos

Le champ COSMOS

L'objectif du programme COSMOS (Cosmological Evolution Survey) était ainsi d'étudier un vaste champ de galaxies afin de mesurer leurs plus infimes déformations et d'en déduire l'éventuelle présence de matière noire.

Grâce au télescope spatial Hubble, quelque 575 images (soit 1000 heures de prises de vues) d'une région du ciel grande comme neuf fois la surface de la Lune ont pu être réalisées. « Seul le télescope spatial – qui n'est pas gêné par notre atmosphère – était en mesure de détailler aussi précisément la forme des galaxies, note Jean-Paul Kneib. Et lui seul pouvait couvrir un champ aussi vaste. »

De long filaments...

Pour accéder à la troisième dimension, les données de Hubble ont dû être complétées par d'autres observations au sol (Subaru, VLT, CFHT) ou dans l'espace (XMM-Newton). En particulier, les distances des dizaines de milliers de galaxies du champ COSMOS ont pu être estimées en mesurant leur « redshift », c'est-à-dire le décalage de leur spectre dans le rouge qui est proportionnel à leur éloignement.

La carte obtenue permet non seulement d'apprécier la répartition de la matière noire dans l'espace, mais aussi son évolution sur plus de 3 milliards d'années. Initialement organisée en filaments, la matière noire semble s'aggréger avec le temps autour des gros amas de galaxies. « C'est un scénario conforme à ce que prédisent les modèles, mais c'est toujours réconfortant de pouvoir le constater par des données observationnelles », se réjouit Jean-Paul Kneib.

Une preuve de l’existence de la matière noire ?

Reste que l'existence même de la matière noire demeure une hypothèse. Certes, elle rassemble une grande majorité de la communauté scientifique parce qu'elle permet de résoudre de manière simple et élégante de nombreux problèmes cosmologiques, mais les particules qui pourraient la constituer n'ont toujours pas pu être identifiées, et ce, malgré des programmes de recherche de plus en plus poussés. Certains se sont d'ailleurs lancés dans l'étude de théories alternatives faisant abstraction de la matière noire. La théorie Mond, par exemple, essaie d'expliquer les anomalies observées en modifiant légèrement la loi de la gravitation définie par Newton.

À propos de la théorie MOND…

En 1983, le physicien et professeur israélien Mordehai Milgrom découvre qu'une petite modification de la théorie de Newton suffit à résoudre le problème de la rotation trop rapide des étoiles et des galaxies. Baptisée MOND (pour Modified Newton Dynamics, ou Dynamique de Newton modifiée), cette théorie tombe dans l'oubli parce qu'elle n'est pas en accord avec la théorie de la relativité.

En 2004, l'hypothèse refait surface lorsqu'un autre chercheur israélien, Jacob Bekenstein, démontre qu'elle ne viole pas la théorie de la relativité d'Einstein.

MOND, qui ne répond pas à toutes les questions, demeure malgré tout une théorie ultra-minoritaire au sein de la communauté scientifique.

À lire : MOND, une nouvelle théorie de l'Univers, par Jean-Marc Bonnet-Bidaud, Ciel et Espace n°439 (décembre 2006)

Cette carte appuie-t-elle l'hypothèse selon laquelle la matière noire existe réellement ?

Cette nouvelle cartographie apporte-t-elle des éléments solides en faveur de l'existence de la matière noire ? « Si la détection de matière noire était systématiquement associée à la présence de matière visible, on pourrait réellement s'interroger sur son existence réelle, reconnaît Jean-Paul Kneib. Après tout, les anomalies constatées pourraient correspondre à une propriété gravitationnelle de la matière ordinaire que nous ignorons. Cependant, cette carte laisse apparaître de petites différences de distributions entre les deux types de matière, ce qui tendrait à démontrer l'existence de la matière noire. »

Quels sont les éléments qui vont permettre de faire évoluer le débat ?

Jean-Marc Bonnet-Bidaud, astrophysicien au CEA (dont le laboratoire a participé au programme COSMOS), se veut plus prudent. « Ne négligeons pas les erreurs possibles dans la reconstitution de cette carte. On y observe par exemple toutes les combinaisons possibles : de la matière noire sans matière visible, de la matière visible sans matière noire… des cas de figure que ni la théorie standard, ni la théorie MOND ne peuvent expliquer simplement ! »

Autant dire que, malgré cette première carte de répartition, l'existence même de la matière noire reste à démontrer : en réalisant de nouvelles cartes plus précises, ou en identifiant enfin les particules qui la constituent.

Olivier Boulanger le 17/01/2007