Le journaliste face à la rumeur

Par Lise Barnéoud, journaliste

Par Lise Barnéoud, le 22/04/2005

Lise Barnéoud

Au début des années 90, le loup fait sa réapparition dans l'Hexagone. Aussitôt, une rumeur naît dans le milieu des éleveurs : le loup ne serait pas revenu naturellement d'Italie comme le prétendent les autorités mais aurait été réintroduit clandestinement. Cette rumeur est capitale car elle conditionne l'avenir de tous les loups sur le territoire français. Juridiquement, un retour naturel permet une protection de l'espèce en tant qu'animal sauvage (convention de Berne, 1979). Prouver que le loup a été réintroduit lui hôte ce privilège et permet donc son élimination.

Dès lors, cette rumeur devient tout à la fois une arme politique et une polémique passionnelle. Et dans ce climat, propice à toutes sortes de pressions et de manipulations, les journalistes doivent rendre compte des faits. Mais comment traiter un événement par nature ambigu, lorsque l'information est absente voire cachée et où la désinformation n'est jamais loin ?

En comprenant tout d'abord l'histoire et la signification de la rumeur. Car une rumeur a toujours ses raisons d'être et elle exprime bien souvent tout le non-dit, les fantasmes, les espoirs ou les craintes de la population qui la propage. Dans le cas du loup, la rumeur de sa réintroduction, diffusée par les éleveurs, traduit le désarroi du monde rural, qui se sent manœuvré par Paris. Elle révèle également deux conceptions de la nature totalement opposées. Celle d'un bon nombre d'urbains écologistes, qui ne perçoivent la nature qu'à l'état sauvage, belle car vierge, et où, pour une fois, l'homme a cédé la place : c'est la nature romantique et idéalisée. Et celle partagée par la plupart des éleveurs et agriculteurs, qui voient la nature comme un espace façonné par l'homme, comme une ressource et un moyen de subsistance : c'est la nature nourricière. Le loup vient ainsi cristalliser ces divergences.

Évidemment, ce qui intéresse ensuite le journaliste, c'est le degré de véracité de la rumeur. Quels sont ses éléments objectifs ? Sans doute toutes les rumeurs ne nécessitent pas d'enquête, mais il est à l'inverse dommageable de les considérer comme a priori erronées. Une rumeur est d'abord une information, non officielle certes, mais pas nécessairement moins sûre pour autant. En ce qui concerne la rumeur de la réintroduction du loup, suffisamment d'arguments vraisemblables existent pour ne pas la juger d'emblée comme une manœuvre des éleveurs pour se débarrasser de la bête. Cette hypothèse est en effet acceptable scientifiquement, elle repose sur des faits (l'existence de lâchers de loups jusque dans les années 90) et elle correspond à un contexte (programmes de réintroduction d'autres animaux sauvages, comme l'ours ou le lynx et mouvance écologiste). Mais parce qu'elle était étiquetée comme « rumeur » (et sans doute aussi parce qu'elle ne correspondait pas aux aspirations ni aux préjugés des journalistes) cette version des faits a été largement ignorée. Ce constat soulève forcément la question de la fiabilité du journaliste. Loin d'être un témoin objectif d'un événement, le journaliste construit son regard à la fois au travers de ses opinions personnelles mais aussi sous l'influence du monde extérieur. Or, la rumeur est plus souvent accompagnée de convictions que de certitudes et se développe justement dans un milieu favorable aux manipulations diverses et variées. C'est pourquoi il est sans doute si difficile de traiter d'une rumeur en toute impartialité.

Une rumeur ne saurait être considérée d'emblée comme erronée. Prouver sa véracité ou son absurdité peut certes devenir l'objectif du journaliste. Mais je pense qu'il est plus riche encore, et sans doute plus précieux d'un point de vue sociologique, de comprendre ce langage symbolique, qui exprime tout à la fois les angoisses, les attentes et les fantasmes de la société.

Lise Barnéoud le 22/04/2005