Loft Story déboule chez les grillons

152 grillons coupés du monde et filmés 24 heures sur 24 par 64 caméras, le concept a tout d'une expérience de téléréalité pour une chaine naturaliste. Pourtant, rien à voir, il s'agit d'un protocole scientifique des plus sérieux visant à étudier les liens entre sélections sexuelle et naturelle. Explications.

Par Viviane Thivent, le 03/06/2010

Big Brother est dans le pré

Deux des grillons suivis par caméra.

La télé poubelle n'a peut-être pas que des défauts. Elle a en tout cas donné une idée farfelue à des chercheurs anglais (R. Rodriguez-Munoz et al., Science, 4 juin 2010). Des petits curieux qui, sous couvert scientifique, se sont mus en parfaits voyeurs... si tant est que le fait de filmer, 24 heures sur 24, des grillons en pleine période de reproduction puisse être considéré comme du voyeurisme. Leur idée, donc, a été de disposer, dans une prairie d'Espagne, au-dessus de la tête des grillons, quelque 64 caméras équipées d'un système infrarouge, histoire de ne rien manquer des ébats, chants ou combats de la population. 

Un loft à ciel ouvert... mais dépourvu de barrières. Car les grillons, dignes représentants des insectes territoriaux, sont casaniers. De fait, ils sont assez peu enclins à s'échapper, spontanément de l'œil inquisiteur des caméras. Un point important car l'expérience anglaise nécessite que la population étudiée vive en vase clos.

Le grillon et la fourmi

Et pour cause : l'objectif de l'expérience est de tester la validité de modèles théoriques établis pour des populations vivant en milieu fermé à partir d'observations faites le plus souvent en laboratoire.

Des modèles qui décrivent les lois de la sélection sexuelle, celles qui font qu'au sein d'une population, un individu parvient, ou non, à se reproduire et à transmettre ses gènes à la génération suivante.

Pour ce faire, les chercheurs ont suivi les grillons sur deux saisons de reproduction, notifiant scrupuleusement pour chaque individu, les relations de dominance, la qualité du chant ou le nombre d'accouplements. Un travail de fourmi qui s'est poursuivi par une étude génétique visant à établir la filiation, autrement dit la paternité des descendants.

Des résultats inattendus

Les caméras utilisées lors de l'expérience anglaise

Les résultats montrent que, comme prévu, le succès reproducteur des mâles est bien plus variable que celui des femelles : certains mâles se reproduisent beaucoup quand d'autres font choux blanc. Mais paradoxalement, ce succès reproducteur n'est pas lié au taux d'appariement. « On peut expliquer ceci par des différences de survie de la progéniture ou par l'action de la compétition spermatique au moment de la fécondation, explique Philippe Jarne du centre d'écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier. De façon caricaturale, un individu stérile aura beau multiplié les appariements, il ne se reproduira pas davantage. » Encore plus surprenant, leurs résultats suggèrent qu'une majorité d'individus n'a pas de descendance ; de plus, les individus dominants, c'est-à-dire ceux qui remportent tous les combats et qui ont, de fait, un accès prioritaire à la nourriture et aux femelles, n'auraient pas un meilleur succès reproducteur. Une conclusion qui contredit tout bonnement les théories actuelles.

Effet de nombre ?

Une des stars du loft

S'agit-il pour autant d'un pavé dans la mare ? Plutôt d'une goutte d'eau. « En l'état, il est impossible de tirer des généralités de cette étude, nuance Philippe Jarne. L'expérience a été réalisée sur un nombre trop restreint d'individus. D'un point de vue statistique, la pertinence des liens mis en évidence est donc discutable. De plus, continue le chercheur, les auteurs de l'étude ne donnent aucune indication sur l'histoire de la population entre les deux saisons de reproduction. Or, il est tout à fait envisageable que des accidents ou des modifications locales de l'environnement aient influencé le succès reproducteur de certains individus. » C'est d'ailleurs pour ces raisons que les expériences de ce type sont plutôt conduites en laboratoire. Des études complémentaires devront donc être effectuées pour estimer la portée réelle de ces résultats.

Viviane Thivent le 03/06/2010