Sida : un changement de cap dans la lutte contre l’épidémie ?

Alors que 33,4 millions de personnes vivent avec le VIH dans le monde, certains experts avancent que les trithérapies seraient aussi efficaces que le préservatif pour prévenir la transmission du virus. Et qu'il y a urgence à mettre en œuvre une prévention ciblée à destination des gays. 

Par Olivier Donnars, le 26/11/2009

Un pavé dans la mare de la prévention

Estimation du nombre d'adultes et d'enfants vivant avec le VIH en 2008

En janvier 2008, un article publié dans le Bulletin des médecins suisses crée la polémique. Des médecins de la Commission fédérale suisse pour les problèmes liés au sida (CFS) affirment qu'une personne séropositive n'ayant plus de virus détectable dans le sang depuis au moins six mois – grâce à un traitement antirétroviral (ARV) suivi scrupuleusement – et n'ayant aucune autre infection sexuellement transmissible, « ne transmet pas le virus par le biais de contacts sexuels ».

Un an plus tard, en avril 2009, le Conseil national du sida (CNS) en France se range du côté des Suisses en affirmant que « la mise sous traitement des personnes infectées réduit fortement le risque que ces personnes transmettent le virus par voie sexuelle ». Fin novembre, le rapport de France Lert, directrice de recherche à l'Inserm, et Gilles Pialoux, chef du service des maladies infectieuses à l'hôpital Tenon, missionnés par la Direction générale de la santé, tire les mêmes conclusions.

Jusqu'à présent, dans l'arsenal préventif, il n'y avait que le préservatif ; les ARV, non dénués d'effets secondaires, n'ayant pour but que de garder les personnes contaminées en bonne santé en empêchant la réplication du virus et en maintenant la charge virale, c'est-à-dire le nombre de copies du virus dans le sang, sous le seuil de détection des techniques actuelles.

Les effets secondaires des ARV

Maux de tête, vomissements, fatigue, diarrhées, voire problèmes respiratoires, cutanés, pancréatiques, hépatiques… les effets secondaires dus à la toxicité des antirétroviraux peuvent être extrêmement handicapants. Ce qui peut décourager certaines personnes à suivre leur trithérapie. Or, un mauvais suivi du traitement augmente le risque d'apparition de virus résistants. Se prenant autrefois en plusieurs prises au cours de la journée, les antirétroviraux s'avalent désormais en un seul comprimé, normalement mieux toléré.

Willy Rosenbaum : quelles données montrent l'intérêt des ARV dans la prévention du sida ?

Or depuis quelques années, les scientifiques savent que cette charge virale est fortement corrélée au risque de transmission du virus. Chez les femmes enceintes séropositives, si la charge virale est maintenue indétectable grâce aux ARV, le risque de transmission de la mère à l'enfant est réduit de 99%. En outre, l'efficacité des ARV dans la prévention contre le sida a également été démontrée chez les couples sérodifférents, c'est-à-dire dont l'un est contaminé et pas l'autre, et qui ont eu des relations sexuelles sans préservatif. Dans une étude espagnole*, sur 393 de ces couples suivis durant quatorze ans, aucun partenaire n'a été contaminé par le conjoint traité. Alors que parmi les couples non traités, le taux de transmission était de 8,6 %.

* J. Castilla et al., Effectiveness of highly active antiretroviral therapy in reducing heterosexualtransmission of HIV. J Acquir Immune Defic Syndr. 40, 2005.

Un risque résiduel difficile à définir

Aucune contamination ne signifie pas risque nul. Un doute persiste sur un risque résiduel, comme l'a indiqué en mai 2009 la Direction générale de la santé en réaction à l'avis du CNS. Pour éviter toute contamination, elle préconise de s'en tenir au préservatif. Mais celui-ci ne protège pas non plus à 100%. Il suffit qu'il se déchire et que l'homme ait une charge virale plus élevée dans son sperme que dans son sang pour qu'il y ait aussi risque de contamination. « Peu d'études montrent un risque zéro avec le préservatif, indique Dominique Costagliola, directrice de recherche au laboratoire Inserm "Epidémiologie, stratégies thérapeutiques et virologie cliniques dans l'infection à VIH" à Paris. Donc rien ne permet d'affirmer que le risque de transmission est moins élevé chez une personne non traitée utilisant un préservatif qu'avec une personne dont la charge virale est contrôlée par le traitement. »

La présence du virus dans le sang

La charge virale du VIH se mesure en détectant dans le sang le nombre d'ARN viral par millilitre (ml) de sang. Les limites actuelles de détection se situent entre 20 et 40 copies par ml. Quand on est sous traitement antirétroviral, avoir une charge virale indétectable est la meilleure garantie de ne pas entraîner de résistance au traitement et est donc gage d'une meilleure efficacité au long cours.

Combien de personnes sont sous ARV en France ?

Alors quel est ce risque ? Les médecins suisses l'estiment « nettement inférieur à 1 pour 100 000 ». Mais il est difficile de trancher sans une étude portant sur des milliers de personnes. C'est pour cela qu'en 2008 a été lancé HTPN 052, un essai international incluant 1750 couples sérodifférents, dont l'objectif est de déterminer l'efficacité de la prévention par préservatif ou trithérapie. Les résultats définitifs sont attendus pour 2012. Mais comme le souligne le CNS, « s'il est possible d'affiner les données, la réduction de l'intervalle de confiance ne permettra pas d'affirmer un risque zéro ». Pour Willy Rozenbaum, président du CNS, cette bataille de chiffres n'a pas de sens. Tout comme opposer préservatif et trithérapie. « Ce sont deux stratégies préventives complémentaires qu'il faut intégrer dans une même politique de lutte contre l'épidémie. »

Traiter plus tôt

En intégrant le traitement dans le dispositif de la prévention du sida, c'est un changement de cap qui s'annonce. En outre, il peut y avoir un avantage thérapeutique à prescrire des ARV plus tôt au cours de l'infection. Pour le moment, un traitement antirétroviral n'est débuté que lorsque le nombre de lymphocytes T CD4 passe sous la barre des 350 par mm3 de sang. Entre 350 et 500, on considérait jusqu'à présent qu'il n'y avait aucun bénéfice clinique à commencer un traitement. Or désormais, tout laisse croire le contraire. Une étude* a montré que les personnes démarrant un traitement à moins de 350 CD4 ont 28% plus de risque de développer la maladie ou de mourir prématurément que les personnes dont le  taux est compris entre 350 et 500. Traiter plus tôt s'avérerait aussi utile pour prévenir certains cancers, en plus forte prévalence chez les personnes séropositives. « Des travaux récents** montrent que même à un niveau modéré d'immunodépression, c'est-à-dire entre 350 et 500, le risque de développer un cancer est plus important que chez une personne ayant plus de 500 CD4 », constate Dominique Costagliola.

Traiter précocement ?

L'Organisation mondiale de la santé (OMS), qui avait gardé ses distances sur la question du traitement préventif, y réfléchit désormais. Elle vient de mettre au point un modèle mathématique montrant comment à grande échelle les trithérapies pourraient éradiquer l'épidémie... si, dans un pays gravement touché comme l'Afrique du Sud, toute la population de plus de 15 ans était systématiquement dépistée tous les ans et que les personnes dépistées positives étaient directement mises sous traitement, l'épidémie serait quasiment éradiquée d'ici à 2050. Mais entre la théorie et la pratique, se posent de sérieux problèmes à la fois éthiques et de faisabilité.

* Lewden et. al., HIV-infected adults with a CD4 cell count greater than 500 cells/mm3 on long term combination antiretroviral therapy reach same mortality rates as the general population. J Acquir Immune Defic Syndr, 46, 2007.

** M. Guiguet et al., Effect of immunodeficiency, HIV viral load, and antiretroviral therapy on the risk of individual malignancies (FHDH-ANRS CO4): a prospective cohort study, The Lancet Oncology, Early Online Publication, 8 octobre 2009.

Élargir le dépistage et cibler la prévention

Réduire la transmission du virus en traitant plus tôt les personnes séropositives impose un dépistage précoce. Or, trop de personnes ignorent encore leur statut sérologique et font, à leurs dépens, courir un risque aux autres. En France, sur les 113 000 à 141 000 personnes estimées fin 2007 comme vivant avec le VIH, un tiers d'entre elles ignoraient leur infection.

Les populations les plus concernées par le VIH en 2008

En 2008 dans notre pays, 6 500 personnes ont découvert leur séropositivité et une personne sur trois se trouve alors à un stade avancé de l'infection (niveau de CD4 inférieur à 200 ou ayant déjà déclaré la maladie). Ce qui diminue d'autant les chances de survie car le traitement est moins efficace s'il est prescrit tardivement. En octobre dernier, la Haute Autorité de santé (HAS) a entendu les propositions du CNS et suggère de proposer le dépistage volontaire du VIH à toute la population de 15 à 70 ans. Il ne s'agit plus de dépister des gens à risque mais de « dépister vite et mieux » ceux qui s'ignorent porteurs du virus.

Dans leur rapport, France Lert et Gilles Pialoux quant à eux appellent à un dépistage annuel des homosexuels masculins ainsi qu'à une prévention ciblée à destination de ce groupe. Selon l'Institut national de veille sanitaire, les gays représentent la population la plus touchée avec 2 500 nouvelles contaminations en 2008 (sur les 6 500) ; en deuxième position, avec 1 900 nouveaux cas, on trouve les personnes originaires d'Afrique subsaharienne.

Les chiffres de l’épidémie

Selon l'Onusida, 33,4 millions de personnes vivent désormais avec le VIH dans le monde. Malgré les 2,7 millions de nouvelles infections en 2008, ce nombre a diminué de 17% sur les huit dernières années. Grâce à l'accès aux trithérapies, le nombre des décès liés au sida a, sur la même période, décliné de plus de 10%. Cependant, pour cinq personnes nouvellement infectées, seules deux sont mises sous traitement.

Pour aller encore plus loin dans la prévention, certains envisagent même de proposer un traitement à des personnes non contaminées mais qui ont de fortes chances d'être exposées au VIH. Comme cela se fait depuis une dizaine d'années pour prévenir la transmission du virus de la mère à son enfant. Mais là encore, la question reste sujette à débat.

Olivier Donnars le 26/11/2009