Prix Nobel 2006 : les Etats-Unis remportent la mise

Pour sa nouvelle moisson de prix scientifiques, le comité Nobel a décidé de récompenser des travaux sur l'ARN (en chimie et médecine) et la cosmologie (en physique). Une moisson exclusivement américaine qui incite à s'interroger sur les raisons d'un tel succès.

Par Olivier Boulanger, le 19/10/2006

Nobel de chimie : de l'ADN à l'ARN...

Roger Kornberg (Nobel de chimie 2006) et son père Arthur (Nobel de médecine 1959)

Chez les Kornberg, le Nobel est un peu une histoire de famille, un gène que l'on se transmet de père en fils...

Arthur, le père, s'est vu remettre en 1959 le prix Nobel de médecine pour ses travaux sur l'ADN. Roger, le fils, n'avait alors que 12 ans. Mais sans doute cet épisode a-t-il eu une influence sur sa carrière future : Roger a choisi d'étudier un domaine scientifique très proche de celui de son père, les ARN. Un choix bien inspiré puisque, âgé aujourd'hui de 59 ans et professeur de médecine à l'Université de Stanford (Californie), Roger Kornberg vient de recevoir le Prix Nobel de chimie 2006 pour avoir été « le premier à créer une image montrant la transcription génétique à l'œuvre chez les eucaryotes ».

De l'ADN aux protéines

En d'autres termes, le chercheur a pu mettre en évidence, et très précisément, la façon dont l'information des gènes est copiée pour être ensuite transférée vers les parties de la cellule produisant les protéines.

De l'ADN aux protéines...

Chez les êtres vivants dits eucaryotes (ceux dont les cellules sont pourvues d'un noyau), la synthèse de protéines s'effectue dans le cytoplasme de la cellule, selon un plan porté par l'ADN et localisé dans le noyau. Comment ce plan peut-il parvenir jusqu'au cytoplasme afin d'être interprété sous forme de protéines ? Grâce à un intermédiaire : l'ARN messager (ARNm).

L'ARN polymérase

Selon un processus appelé transcription, l'information génétique de l'ADN est copiée sous forme d'ARNm grâce à une enzyme spécifique, l'ARN polymérase. Beaucoup d'affections (intoxications alimentaires dues aux champignons, certains cancers...) ont pour origine un dysfonctionnement de cette enzyme.

La transcription chez les eucaryotes est bien plus complexe que celle des procaryotes (organismes dont les cellules n'ont pas de noyau, typiquement les bactéries). Et l'on doit à Kornberg et à son équipe une description précise de ce phénomène. Mieux, le chercheur a pu produire, grâce à la diffractométrie de rayons X, une image très précise de l'ARN polymérase de levure : l'une des structures protéiniques les plus complexes connues à ce jour !

Claude Kedinger Université Louis Pasteur (Strasbourg)

Plus récemment, Kornberg a étendu ses recherches afin d'obtenir la structure de l'ARN polymérase en présence de différentes protéines. « L'aspect véritablement révolutionnaire de l'image créée par Kornberg est qu'elle permet de reconstituer intégralement le processus de transcription », salue ainsi le comité Nobel.

Nobel de médecine : l’ARN, toujours

Comme pour démontrer l'intérêt croissant de la communauté scientifique envers l'ARN, ce sont également des travaux réalisés dans ce domaine que le comité Nobel a salué cette année en médecine.

Andrew Fire et Craig Mello

Andrew Fire et Craig Mello, deux Américains, ont été récompensés pour avoir « découvert un mécanisme fondamental dans le contrôle des flux d'informations génétiques ». Il s'agit en l'occurrence de l'interférence de l'ARN : un processus permettant de bloquer spécifiquement certains gènes qui pourrait à court terme conduire au développement de nouvelles thérapies. Fait assez rare : les deux chercheurs ont obtenu le prix Nobel pour des travaux effectués il y a seulement huit ans.

L'histoire de l'interférence de l'ARN commence par une découverte presque fortuite. En 1990, l'Américain Jorgensen et ses collaborateurs de l'Université d'Arizona tentent de renforcer la couleur mauve du pétunia en lui injectant le gène responsable de cette coloration. À la plus grande surprise des chercheurs, les fleurs qui éclosent sont blanches ! Les chercheurs en concluent que l'introduction supplémentaire du gène inhibe son expression.

Le principe de l’interférence ARN

Dans la continuité de ces travaux, Fire et Mello montrent pour la première fois en 1998 que l'expression de protéines contenues dans des cellules du ver Caenorhabditis elegans peut être spécifiquement inhibée en introduisant de l'ARN double brin dans ces mêmes cellules : le phénomène est alors appelé « interférence de l'ARN ».

Quoiqu'il en soit, l'interférence de l'ARN présente aujourd'hui de nombreux intérêts. D'abord, ce processus est un outil particulièrement puissant pour le généticien puisque, en observant le phénotype - autrement dit, le résultat - d'une interférence, il est possible d'en déduire la fonction d'un gène donné. Par ailleurs, en taisant l'expression de certains gènes, l'interférence de l'ARN offre de nouvelles perspectives dans la lutte contre certaines maladies (des tests sur des animaux ont, par exemple, déjà permis de bloquer un gène responsable d'un taux élevé de cholestérol).

De très nombreux laboratoires étudient aujourd'hui ce mécanisme : rien que pour cette année, plus de 14 000 articles scientifiques ont été référencés sur ce thème.

Nobel de physique : la théorie du Big Bang confortée

Où il n'est plus question d'ARN, mais toujours de chercheurs américains…

John Mather

Le prix Nobel de physique 2006 récompense en effet deux cosmologistes, John Mather et George Smoot, pour leurs travaux sur le rayonnement fossile, qui confortent en particulier la théorie du Big Bang. Des recherches basées principalement sur les données recueillies par le satellite COBE, lancé en 1989 par la Nasa.

Au début des années 60, deux théories sur l'histoire de l'Univers s'affrontent. La première est celle de « l'état stationnaire » qui considère que l'Univers est stable et qu'il a toujours existé. La seconde est celle du « Big Bang » qui considère que l'Univers est né d'une formidable « explosion » il y a plus de 13 milliards d'années, et qu'il est aujourd'hui en expansion.

George Smoot

En 1964, une découverte vient appuyer cette seconde hypothèse : la détection, par Arno Penzias et Robert Wilson (prix Nobel de physique 1978), d'un rayonnement électromagnétique diffus provenant de l'espace tout entier. La théorie du Big Bang prédisait ce bruit de fond : à ses débuts, l'Univers, extrêmement chaud (environ 3 000°C), se serait comporté comme un corps noir*, produisant des radiations d'une incroyable intensité. Aujourd'hui, en raison de l'expansion de l'Univers, les radiations mesurées – appelées aussi rayonnement fossile – ne correspondent plus qu'à une température de -270,45°C (2,7° Kelvin) !

Qu'est-ce qu'un corps noir ?

En physique, un corps noir est un modèle utilisé pour représenter le rayonnement électromagnétique (infrarouge, lumière) d'un objet en fonction de sa température. Il est défini comme étant un objet absorbant totalement la lumière à toutes les longueurs d'onde.

Contrairement à ce que son nom suggère, un corps noir n'est pas nécessairement noir mais émet de la lumière dont le spectre dépend uniquement de sa température. Le Soleil peut ainsi être considéré comme un corps noir dont la lumière émise correspond à sa température de surface : environ 6 000°C.

Des mesures plus précises avec le satellite COBE

Les premières mesures réalisées depuis la Terre n'offrent pas entière satisfaction, en particulier à cause de l'atmosphère (qui absorbe et réémet d'autres ondes). Par ailleurs, les instruments au sol ne permettent pas d'observer aisément n'importe quelle région du ciel. Les instruments spatiaux permettent de s'affranchir très facilement de toutes ces contraintes...

En 1974, John Mather devient l'un des principaux acteurs d'un projet colossal réunissant plus d'un millier de personnes : le satellite COBE (pour Cosmic Background Explorer).

John Mather présente les résultats de FIRAS. Commentaire de François Bouchet, astrophysicien à l'IAP.

Le chercheur est également en charge de l'une des trois expériences à bord, FIRAS, dont l'objet est la mesure du spectre du bruit de fond cosmologique. George Smoot participe également au projet mais s'occupe d'une autre expérimentation, DMR, chargée de mesurer les plus infimes variations de température en fonction des directions observées.

Le 18 novembre 1989, COBE est enfin placé en orbite. Et neuf minutes seulement après les premières observations, les résultats tombent : le spectre mesuré est parfait, conforme à celui attendu par les modèles cosmologiques.

Le satellite réalise également la première carte précise du rayonnement fossile sur l'ensemble de la voute céleste (voir vidéo ci-contre). Une mesure particulièrement difficile si l'on considère que ce rayonnement est quasiment uniforme et que les plus grandes variations ne se mesurent qu'en centaines de millième de degré !

« L'observation très détaillée effectuée par les lauréats grâce au satellite COBE a joué un rôle majeur dans le développement de la cosmologie moderne en une science précise », salue ainsi le comité Nobel.

Les secrets de l'Amérique

Une fois de plus, les prix Nobel scientifiques ont donc récompensé des travaux américains, confirmant ainsi une suprématie des États-Unis qui remonte à plus d'un demi-siècle.

Les Américains ont obtenu le prix Nobel de médecine 17 fois au cours des vingt dernières années. Ils ont remporté celui de chimie sans interruption depuis 1992, idem pour celui de physique depuis treize ans (excepté en 1999). Sur les 513 chercheurs récompensés depuis 1901 (date du premier prix Nobel), 232 sont Américains.

Cette domination s'explique, selon certains, par les sommes colossales investies pour attirer l'élite de la recherche mondiale. Selon la Fondation nationale américaine pour la science, en 2004 les États-Unis ont investi plus de 300 milliards de dollars en recherche et développement dans l'industrie et les universités, soit plus que Grande-Bretagne, Canada, France, Allemagne, Italie et Japon réunis.

Mais l'argent n'explique pas tout. Les Etats-Unis profitent vraisemblablement d'un climat favorable aux échanges d'idées, à l'émulation, à l'organisation même du travail des chercheurs...

La tendance pourrait malgré tout s'inverser. Le nombre de diplômés scientifiques originaires des Etats-Unis ne cesse de chuter. Et les Américains surveillent de près certains projets européens  en recherche fondamentale, par exemple en physique des particules (le LHC du Cern) et en fusion atomique (Iter). À terme, les chercheurs engagés dans ces projets porteurs d'avancées décisives pourraient bien contester la domination américaine.

Olivier Boulanger le 19/10/2006